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mardi 9 janvier 2018

Stanislas Dehaene, des neurosciences aux sciences de l’éducation

Nommé à la tête du nouveau Conseil scientifique de l’éducation nationale, ce grand spécialiste des sciences cognitives et professeur au Collège de France a un credo : « enseigner est une science ».

LE MONDE  | Par 

Tout de noir vêtu, coiffé d’un feutre sombre, Stanislas Dehaene nous mène à son bureau d’un pas vif. La pièce est exiguë, mais le lieu prestigieux. Ce 2 janvier, nous sommes au Collège de France, où le professeur tient la chaire de « psychologie cognitive expérimentale ». Comment notre cerveau encode-t-il nos capacités de lecture, de syntaxe, de calcul, de raisonnement, de prise de conscience… ? Pour répondre, il pointe ses « télescopes » (des instruments d’imagerie) sur une galaxie miniature, notre encéphale, peuplée de myriades d’étoiles, les cellules nerveuses.

Ce neuroscientifique de 52 ans, expert des bases cérébrales des opérations les plus pointues du cerveau humain, a un credo : « enseigner est une science ». Un principe qui animera aussi le Conseil scientifique de l’éducation nationale, dont Stanislas Dehaene a été nommé président et qui sera présenté mercredi 10 janvier par le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer.

« Ce qui me motive, c’est l’idée d’agir pour l’éducation des jeunes, indépendamment de toute idéologie, assure-t-il. Beaucoup d’enfants de milieux défavorisés pourraient avoir un avenir brillant, mais ils en sont privés parce qu’ils n’ont pas bénéficié des enseignements adaptés. » « Stanislas Dehaene est dans une quête permanente de l’intérêt général fondé sur la science. Avec ses travaux sur l’origine du langage, il fait l’articulation entre sciences dures et sciences humaines », nous confie à son propos de lui Jean-Michel Blanquer, qui a découvert ses travaux dans les années 2000, en lisant son ouvrage La Bosse des maths (éd. Odile Jacob, 1997).

En 2010-2011, du temps où l’actuel ministre était directeur général de l’enseignement scolaire, il avait invité Stanislas Dehaene à siéger au sein d’un conseil scientifique de l’enseignement scolaire, une ébauche du nouveau Conseil.

En décembre 2013, c’est encore son credo, « Enseigner est une science », qui donne son titre à une tribune dans Le Monde : « Pour quiconque sait que l’enfant est l’avenir de l’homme”, écrivait-il, l’enquête PISA est un véritable électrochoc. (…) Plus inégalitaire que jamais, l’éducation nationale française réussit aux élites, mais ne parvient pas à donner aux enfants défavorisés le bagage minimal dont ils ont besoin pour comprendre un article de journal ou un problème d’arithmétique. » Les résultats de l’enquête Pirls, publiés en décembre 2017, ne le démentiront pas. Cette étude évaluait les compétences de lecture d’écoliers de CM1 dans 50 pays. Verdict : une chute lente et systématique des scores français depuis 2001. « C’est un résultat indigne d’un grand pays comme le nôtre », se désole M. Dehaene.


Professeur au Collège de France à 40 ans


Classes prépa, ENS Ulm en section mathématiques, le parcours de ce cerveau du cerveau est celui des très bons élèves. « J’ai toujours adoré les maths, dit-il. Très jeune, j’en faisais par moi-même. » A 18 ans, il découvre L’Homme neuronal (Fayard, 1983)best-seller de Jean-Pierre Changeux, un pionnier des sciences cognitives qui deviendra un de ses maîtres. C’est le début de sa passion pour le cerveau.

Des maths aux neurosciences : c’est en jetant des ponts entre ces deux rives que l’étudiant se lance. Toutes ses recherches seront aux confluents de la physique – avec les instruments d’imagerie cérébrale –, de la psychologie expérimentale – avec l’étude des comportements –, de la médecine – avec l’analyse des cas de patients – et de la théorie.

A la fin des années 1980, arrivent les premières techniques d’imagerie cérébrale. Il s’engouffre dans ce champ nouveau, qui permet de visualiser le cerveau en action. Comment l’enfant apprend-il à lire ou à calculer ? Chez des patients ayant subi un coma, peut-on distinguer différents états de conscience ? Que se passe-t-il dans le cerveau de personnes souffrant de dyslexie, de dyscalculie (une perte de l’intuition des nombres) ? Il a accès à ces patients grâce à son collègue et ami de trente ans, Laurent Cohen, neurologue et chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), à Paris.

Les découvertes s’enchaînent, scandées par une série de publications dans des revues de prestige – Science, Nature, Brain… En 2002, Stanislas Dehaene fonde le labo de neuro-imagerie cognitive de Saclay (Essonne), une unité mixte de l’Inserm et du CEA, au Centre Neurospin. En 2005, il est nommé professeur au Collège de France. Il a 40 ans. Ce qui fait de lui l’un des plus jeunes enseignants de cette institution séculaire.


Recyclage cérébral


Ce féru de pédagogie adore partager, l’œil pétillant, sa fascination pour les prouesses de notre cerveau. L’apprentissage de la lecture en est un formidable exemple. Avec chaque nouveau lecteur, un miracle se rejoue. Quand un enfant apprend à lire, il reproduit ce prodige : il adapte son cerveau à une invention somme tout récente, celle de l’écriture, il y a 6 000 ans.

Car pour lire, notre cerveau fait du « bricolage », a montré Dehaene. Il recycle une région qui, chez les jeunes enfants ou les illettrés, sert à reconnaître le contour des objets. Quand nous apprenons à lire, cette région se spécialise dans la reconnaissance de la forme des lettres. D’où son nom de « boîte aux lettres » du cerveau. Cette région a été découverte en 2000 par un trio : Stanislas Dehaene, Laurent Cohen et le neurologue Lionel Naccache, de l’ICM. 
Fait notable, cette « boîte aux lettres » se trouve au même endroit du cerveau chez tous les lecteurs du monde, qu’ils viennent de Chine, de l’Occident… Sa lésion provoque une perte sélective de la capacité de lire – mais pas de celle d’écrire !


Apprendre à lire résulte d’un double processus : la « boîte aux lettres du cerveau » se spécialise dans la reconnaissance des syllabes et des mots (graphèmes) ; et elle se connecte aux régions qui traitent les sons du langage (phonèmes). « Les règles de correspondance graphème-phonème ne vont pas de soi pour l’enfant : il faut les lui enseigner explicitement », souligne M. Dehaene. Trois variables-clés prédisent la réussite de cet apprentissage : la connaissance des phonèmes, la richesse du vocabulaire oral, et la présence de livres dans l’environnement de l’enfant.

Ce concept de recyclage cérébral a des retombées pédagogiques. « Toutes nos inventions culturelles – l’écriture, la musique… – sont contraintes par l’organisation préexistante de notre cerveau, relève Laurent Cohen. Elles doivent trouver leur niche en réutilisant d’une façon nouvelle des circuits neuronaux hérités de nos ancêtres. »

« Stanislas Dehaene sait expliquer les modes d’apprentissage des enfants. Les enseignants peuvent s’en saisir et les mettre en pratique » 
Laelia Benoit, psychiatre pour adolescents à la Maison de Solenn










Ce même concept explique ce constat que font tous les parents : en apprenant à lire et à écrire, leurs enfants confondent souvent les « b » et les « d », écrivent leur prénom de droite à gauche… Pourquoi ? Parce que nos aires visuelles reconnaissent des objets qui, dans la nature, sont très souvent symétriques. Les neurones répondent à l’identique à un profil de visage vu de gauche ou de droite.
« Au fil de l’apprentissage de la lecture, notre boîte aux lettres cérébrale désapprend cette invariance en miroir. Nous distinguons alors un d’un d, alors qu’une personne illettrée les confond. »

Plasticité cérébrale


Tout récemment, l’équipe de Stanislas Dehaene, avec son épouse Ghislaine Dehaene-Lambertz, pédiatre et chercheuse dans son unité, a suivi des enfants de CP à mesure qu’ils apprenaient à lire, en scannant régulièrement leur cerveau. « Nous avons vu une apparition très rapide du circuit de la lecture. A mesure que cette capacité s’automatise, des régions impliquées dans l’attention avec effort cessent de s’activer », confie Dehaene.

Ses travaux confirment aussi l’importance de la plasticité cérébrale. Chez les musiciens professionnels, l’activation des « régions de la musique » chasse un peu de côté la boîte aux lettres du cerveau, a-t-il montré avec Laurent Cohen. Un phénomène comparable se produit dans le cerveau des mathématiciens : « les aires des maths » poussent de côté l’aire des visages. Est-ce pour cette raison que certains experts des nombres sont si distraits, quand il s’agit de reconnaître autrui ?

Lecteur compulsif, Stanislas Dehaene a publié plusieurs ouvrages grand public aux éditions Odile Jacob… L’un d’eux, Apprendre à lire (2011), est un ouvrage collectif consacré aux enseignants. « Depuis le début, Stan se préoccupe des retombées pédagogiques de ses travaux, notamment pour les jeunes enfants, explique Laurent Cohen. Dans le domaine des nombres, par exemple, nous avons mis au point des logiciels ludiques d’entraînement aux maths. » Traduits en sept langues, ils sont élaborés pour les enfants de 9 ou 10 ans qui ont du mal à se représenter les nombres. « Les neurosciences ont montré que ce type de logiciels est plus efficace encore chez les enfants des milieux défavorisés, qui vivent dans des environnements cognitifs moins stimulants », indique Laelia Benoît, psychiatre pour adolescents à la Maison de Solenn (hôpital Cochin, AP-HP, Paris).

« Stanislas Dehaene sait expliquer les modes d’apprentissage des enfants. Les enseignants peuvent s’en saisir et les mettre en pratique », souligne Laelia Benoit. Face à un enfant en difficulté, les pédopsychiatres tentent d’adapter le milieu scolaire, par exemple en aménageant un tiers-temps. « Mais cela reste des béquilles. Ce que Stanislas Dehaene nous invite à faire, c’est à examiner plus en détail les problèmes de l’enfant. Le but est de l’aider pendant la classe par une pédagogie ciblée sur sa difficulté. » Par exemple, le trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH) est aujourd’hui très fréquent. L’enfant n’arrive pas à se concentrer, son attention est fragmentée.
« Les médicaments comme la ritaline sont de plus en plus prescrits, ce qui pose question. Les neurosciences montrent qu’avec des logiciels ciblés, on peut entraîner l’enfant à mieux fixer son attention. Les effets sont comparables à ceux des médicaments. »

« Théorie de l’esprit »


En passant une IRM, Stanislas Dehaene a découvert qu’il faisait partie des 4 % de droitiers dont l’aire du langage est logée dans l’hémisphère droit. « Je n’ai pas poursuivi cette exploration, s’amuse-t-il. Souvent, l’exécution d’une même tâche active un même circuit fondamental chez tout le monde. Chez certaines personnes, des régions supplémentaires entrent en jeu. » On ignore pourquoi.
Pour s’échapper des circonvolutions cérébrales, il navigue, « en Bretagne surtout », avec son complice Laurent Cohen. « J’ai vu Stan se transformer en skipper polyvalent, s’amuse ce dernier, qui l’a initié à ce sport. La tentation de Harvard l’a plusieurs fois titillé. Mais il n’a pas cédé. « Je reste attaché à la France. Et Neurospin est un centre remarquable. » Ce bricoleur est aussi un esprit pratique. Fils de pédiatre, il est père de trois garçons : deux polytechniciens et un ingénieur expert en intelligence artificielle. « Tous ont un travail en rapport avec le cerveau ! »

Depuis quelques années, une autre question le hante : d’où vient la singularité du cerveau humain ? C’est l’objet de son cours au Collège de France cette année. « Au cours de l’évolution, notre espèce aurait acquis une compétence particulière : une capacité d’enchâssement récursif des objets mentaux », avance-t-il. Il s’agit de notre faculté de répéter un nombre indéfini de fois une règle, en repartant du résultat qu’elle produit. C’est ce qui nous permet de construire des phrases à l’infini, par exemple. Ou d’entrer dans la pensée d’autrui : « Je sais que tu sais que je sais que tu ne sais pas »… C’est ce qu’on appelle la « théorie de l’esprit ». « Tous les langages de notre cerveau – la syntaxe, les mathématiques, la musique… – utilisent des représentations enchâssées. Quelque chose est apparu dans le cerveau humain, qui a permis cette complexité. » Vertigineux.

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