La technique du « gene drive », qui pourrait permettre d’éradiquer les moustiques et autres nuisibles en modifiant leur génome, crée la polémique : la Fondation Gates et la défense américaine (Darpa) veulent l’étudier, des ONG réclament un moratoire.
Montréal est le siège du secrétariat de la Convention des Nations unies sur la diversité biologique (CBD). Tout comme pour la Convention sur le climat, il réunit régulièrement les parties signataires, pour débattre des enjeux de protection de la nature et des réglementations internationales permettant de la mettre en œuvre. L’un des sujets les plus chauds du moment, le gene drive, ou « forçage génétique », était au cœur d’une réunion d’experts qui s’est tenue dans la ville canadienne, du 5 au 8 décembre, et qui avait pour objet de préparer la prochaine grand-messe (Conférence des parties ou COP) prévue fin 2018. Mais ce qui ne devait être qu’un échange très technique a débuté dans une atmosphère de scandale.
A la veille de la réunion, l’ETC Group, une ONG canadienne très critique envers les biotechnologies, a en effet mis en ligne quelque 1 200 courriers électroniques mettant selon elle en lumière l’agenda caché des militaires américains et de la Fondation Bill et Melinda Gates en faveur du développement du forçage génétique. Ce terme désigne une technique de manipulation de l’ADN qui a la propriété de se diffuser au sein d’une espèce, à la faveur de la reproduction sexuée. Les applications envisagées ? S’attaquer à des espèces invasives, à des insectes vecteurs de maladies. Par exemple, chez les moustiques, en faisant diminuer la proportion des femelles, responsables de l’infection (paludisme, dengue…), ou en rendant celles-ci moins « compétentes » pour diffuser l’agent infectieux.
Pas d’antidote
L’intérêt du gene drive est sa puissance intrinsèque : c’est l’espèce visée qui diffuse en son sein la modification, introduite grâce à une population transgénique initiale. C’est aussi son inconvénient : une fois dans la nature, il devient impossible de contrôler sa diffusion, voire de l’enrayer si des effets indésirables apparaissaient – à moins de développer un « antidote ». Un inconvénient très tôt évoqué par les chercheurs travaillant eux-mêmes sur le gene drive, comme Kevin Esvelt (MIT). Un risque d’autant moins théorique que ce concept, développé dans les années 2000, est devenu plus tangible avec la découverte de Crispr-Cas9, un outil qui facilite considérablement les « couper-coller » au sein des chromosomes.
Cette nouvelle donne a conduit l’Académie des sciences américaine à émettre en juin 2016 un avis qui préconisait une approche « précautionneuse », « pas à pas », de cette technologie émergente, « afin de ne pas entraver la recherche sur le sujet ». En France, le Haut Conseil des biotechnologies (HCB) a rendu fin mai un avis sur « l’utilisation de moustiques transgéniques dans le cadre de la lutte vectorielle » où étaient pointés les limites et les risques liés au forçage génétique. « A ce jour », estimait-il, il est « prématuré d’envisager une application de forçage génétique sur le terrain. »
En septembre 2016, des figures majeures de la protection des espèces, dont la primatologue Jane Goodall, avaient lancé un appel pour « stopper toutes les propositions pour utiliser les technologies degene drive, en raison des dangers évidents liés à l’introduction irrémédiable dans la nature de gènes génocidaires ».
Cette proposition de moratoire, reprise lors de la COP sur la biodiversité à Cancun fin 2016, n’y a pas été adoptée. Mais les scientifiques du domaine ont senti le vent du boulet. La publication de ce que l’ETC Group a baptisé les « Gene Drive Files » s’apparente à une nouvelle offensive. Les e-mails mis en ligne ont été obtenus par une procédure officielle de demande d’accès à des documents et concernent des courriels échangés principalement par des chercheurs de la North Carolina State University.
Que disent ces fameux e-mails ? Une grande part des révélations n’en sont pas. C’est le cas de l’implication de l’agence de recherche du Pentagone (Darpa) dans le financement des travaux sur le gene drive. Elle avait, en septembre 2016, lancé un appel à projets pour son programme « Safe Genes ». Celui-ci a été décidé, explique Tim Kilbride, chargé de communication à la Darpa, « parce que la recherche avance rapidement dans les laboratoires du monde entier. Ces bonds en avant sur les utilisations potentielles ne se sont pas accompagnés d’avancées en termes d’outils de biosûreté et de biosécurité nécessaires pour se protéger (…) contre des mésusages, accidentels ou intentionnels. La Darpa, dont la mission est de prévenir toute surprise stratégique technologique, a donc créé ce programme ». L’objectif est la mise au point d’antidotes vis-à-vis d’une utilisation du forçage génétique qui tournerait mal – un scénario autour duquel militaires et ONG semblent se retrouver… Les bénéficiaires de « Safe Genes » ont été publiquement annoncés en juillet : sept équipes, essentiellement américaines, qui vont se partager sur quatre ans 65 millions de dollars.
Influence militaire
Les « Files » mettent en lumière certains tiraillements au sein des équipes subventionnées par la Darpa. Un article de Todd Kuiken (université de Caroline du Nord) dénonçant une influence trop importante des militaires dans ce secteur n’a pas été apprécié de ses collègues participant à un programme financé par le Pentagone. Les e-mails dévoilent aussi des « éléments de langage » destinés aux scientifiques qui seraient interpellés sur cette source de financement : rappeler que les recherches militaires ont déjà bénéficié au monde civil à travers l’Internet ou le GPS.
L’agence américaine figure bien parmi les principaux financeurs du domaine, avec la Fondation Tata (Inde), d’autres organisations philanthropique et, surtout, la Fondation Bill et Melinda Gates. Celle-ci soutient depuis le milieu des années 2000 cette technologie imaginée à l’Imperial College (Londres). Celui-ci coordonne les recherches financées dans le cadre de « Target Malaria » (« cibler le paludisme »), doté par la Fondation de 75 millions de dollars (sur la période 2008-2020). Delphine Thizy y est chargée de l’« engagement », c’est-à-dire l’acceptabilité pour les parties prenantes dans trois pays (Burkina, Mali, Ouganda) identifiés comme pouvant bénéficier de lâchers de moustiques transgéniques.
Elle est aussi au cœur des « Files », qui dévoilent un effort de la Fondation Gates pour peser sur les discussions en ligne préalables à la réunion de Montréal. « Il s’agissait d’une coordination pour s’assurer que la voix des scientifiques qui le souhaitaient soit entendue », assure Delphine Thizy, admettant que la société de communication Emerging Ag a bien été mandatée par la Fondation – laquelle lui versera 1,6 million de dollars pour communiquer sur legene drive. « Nous partageons beaucoup des interrogations de l’ETC Group, mais notre conclusion est qu’il faut poursuivre les recherches, non les stopper, assure Delphine Thizy. Personne à l’Imperial College ne préconiserait l’usage immédiat du gene drive. On est à cinq ou six ans d’une demande réglementaire pour un lâcher de moustiques dans la nature. »
« L’ETC Group a parfaitement le droit d’être opposé au gene drive, poursuit Andrea Crisanti (Imperial College), pionnier de la technologie, qui bénéficie d’une subvention de 2,5 millions de dollars de la Darpa, en plus de celle provenant de la Fondation Gates. Mais je les invite à passer du temps dans les pays impaludés, où les traitements ne sont pas disponibles. In fine, ce sera aux gens qui souffrent du paludisme de décider si on doit ou non mettre en œuvre le gene drive. »
Lui aussi subventionné par la Darpa, Kevin Esvelt avait adressé début 2017 une lettre ouverte aux ONG, pour les inviter à œuvrer avec les chercheurs à une totale transparence sur ces travaux. « Ce serait bien mieux que de lancer des campagnes sans fondement destinées à nous salir », estime-t-il.
L’intérêt de la Darpa et de la Fondation Gates pour le forçage génétique souligne d’autant plus la faiblesse de celui des agences publiques civiles : « Ne devraient-elles pas augmenter leurs financements, ne serait-ce que pour disposer d’une expertise ? », s’interroge Ken Vernick, spécialiste des insectes vecteurs à l’Institut Pasteur à Paris. Eric Marois (CNRS-Inserm, Strasbourg), l’unique Français spécialisé dans le développement du forçage génétique, peut en témoigner : sa demande de financement auprès de l’Agence nationale de la recherche, pour son projet d’anophèles rendus moins sensibles au parasite responsable du paludisme, n’a pas abouti. « J’ai redéposé un projet. Peut-être aurai-je plus de chance cette année ? »
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