La parution d’un rapport fruit du travail d’une centaine d’économistes de tous pays jette une lumière crue sur l’un des thèmes majeurs de ce début de siècle.
« Occupy Wall Street », « Nous sommes les 99 % »… Les mouvements de la société civile nés après la crise financière de 2007 vont trouver une nouvelle fois des arguments pour étayer leur cause et nourrir leur colère. La parution, jeudi 14 décembre, du premier rapport sur les inégalités mondiales, fruit du travail d’une centaine d’économistes de tous pays, réunis au sein de la World Wealth and Income Database (WID.world), jette une lumière crue sur l’un des thèmes socio-économiques et politiques majeurs de ce début de siècle.
Le succès mondial du livre de Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle (Editions du Seuil), paru en 2013 et vendu à plus de 2,5 millions d’exemplaires, avait déjà révélé l’ampleur des interrogations sur le sujet partout dans le monde.
Le phénomène, s’il est désormais bien documenté dans les pays développés, l’est assez peu dans les émergents. Certains d’entre eux ont été incontestablement les grands gagnants de deux décennies d’ouverture des marchés. Mais on sait peu de chose des écarts de revenus et de patrimoine de leurs populations.
Le mérite du travail présenté aujourd’hui est de s’atteler à cette tâche. Pour l’instant, les seules informations dont on disposait étaient les enquêtes déclaratives auprès des ménages menées par les grandes institutions comme la Banque mondiale, les Nations unies (ONU) ou l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Le travail de fourmi des chercheurs du WID, coordonné par Facundo Alvaredo, Lucas Chancel, Thomas Piketty, Emmanuel Saez et Gabriel Zucman, a consisté à compléter ces informations avec celles du fisc et avec les comptabilités nationales, ce qui n’avait jamais été fait auparavant.
Il s’agit de l’enquête la plus fouillée sur une longue période (1980-2016) et un nombre élevé de pays – près de soixante-dix en ce qui concerne les revenus. Et en dépit de certaines lacunes (l’Afrique) et approximations, elle permet d’étudier la trajectoire de toutes les catégories de revenus et de patrimoine, et pas seulement celles des plus riches.
Au-delà de l’accroissement global, qui trouve son origine dans la grande vague de libéralisation des années 1980-1990, suivie de l’explosion des échanges due à la mondialisation, la comparaison des différentes zones mondiales révèle des situations extrêmement hétérogènes, résultats de réponses culturelles et politiques très diverses.
Que l’on voie dans cet envol des inégalités la rançon inévitable de l’innovation et de la prospérité économique qu’elle apporte, ou que l’on s’interroge sur les déséquilibres économiques et politiques qu’il est susceptible de provoquer dans nos sociétés, ces données exceptionnelles par leur ampleur posent les termes d’un débat essentiel qui ne fait que commencer. C’est pourquoi Le Monde publie sur ce sujet, durant trois jours, enquêtes, reportages et points de vue. Voici les principaux éléments du travail des économistes du WID.
- Les inégalités de revenus ont augmenté partout…
Presque toutes les parties du globe ont connu une montée des inégalités de revenus lors des dernières décennies. Leur évolution peut se résumer en un graphique : la fameuse « courbe de l’éléphant » (son tracé évoque la tête et la trompe du pachyderme), popularisée par l’économiste Branko Milanovic et réactualisée dans le rapport.
On y lit que, depuis les années 1980, le « top 1 % » des personnes les plus riches du monde a capté 27 % de la croissance du revenu, contre 12 % pour les 50 % les plus pauvres de la planète. Cette catégorie-là a tout de même vu ses revenus progresser du fait de l’essor des pays émergents, la Chine au premier chef. Quant aux 40 % des individus situés entre ces deux groupes – soit les classes moyennes occidentales essentiellement –, ils ont subi la plus faible croissance, voire la stagnation de leurs revenus entre 1980 et 2016.
Au niveau mondial, la hausse des inégalités semble s’être un peu tempérée à partir de 2007. Pour les auteurs du rapport, cette modération traduit la lente convergence des revenus moyens entre différentes parties du monde.
- … Les inégalités de patrimoine aussi
Les inégalités ne se mesurent pas seulement en termes de revenu. Elles relèvent également du patrimoine détenu par les individus, à savoir les biens immobiliers, les actifs financiers ou encore les parts d’entreprises. Dans le monde, le niveau de ces inégalités de patrimoine reste de 20 % à 30 % moins élevé que celui observé au début du XXe siècle.
Néanmoins, il est reparti à la hausse depuis les années 1980 dans la plupart des pays, notamment aux Etats-Unis, où les 1 % les plus riches détiennent 39 % du patrimoine des ménages en 2014, contre 22 % en 1980. Le phénomène est en revanche moins marqué en France et au Royaume-Uni, où les inégalités de revenus sont moindres, et où les classes moyennes ont massivement eu accès à la propriété immobilière sur cette période, ce qui a limité le creusement des écarts.
- Des situations très hétérogènes selon les pays
Le tableau reste contrasté entre les différentes régions du monde. En 2016, la part du revenu national allant aux 10 % les plus aisés était ainsi de 37 % en Europe contre 41 % en Chine, 47 % en Amérique du Nord, 55 % en Inde et au Brésil…
La croissance des inégalités s’est aussi effectuée à des rythmes différents selon les pays. Signe, selon les auteurs du rapport, « que les institutions et les politiques publiques jouent un rôle dans leur évolution ». Ainsi, les Etats-Unis et l’Europe, malgré un niveau d’ouverture commerciale comparable, n’ont pas du tout suivi la même trajectoire. Les niveaux d’inégalités dans les deux régions étaient proches dans les années 1980. Mais celles-ci se sont ensuite creusées beaucoup plus vite et plus fortement aux Etats-Unis.
Chez les émergents, l’Inde et la Chine ont aussi divergé : depuis les années 1980, la première a enregistré une hausse des inégalités bien plus marquée que la seconde.
- Un transfert massif de la richesse publique vers le privé
Depuis les années 1980, la plupart des pays sont devenus plus riches… Mais leur gouvernement s’est appauvri, et c’est l’un des moteurs de la hausse des inégalités. Pour le prouver, le rapport étudie la répartition du capital public et du capital privé, dont la somme représente tout ce qui est possédé dans un pays. « Depuis les années 1980, d’importants transferts du premier vers le second ont eu lieu presque partout », notent les auteurs.
Pendant les « trente glorieuses », les actifs publics nets (logements, terrains, parts dans les entreprises publiques… une fois la dette publique retirée) des économies développées pesaient plus de 40 % du revenu national. Tout a changé dès les années 1970, sous l’impulsion des privatisations et de la hausse des emprunts publics. Résultat : le niveau des actifs publics nets est désormais négatif aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et à peine positif en France, en Allemagne et au Japon. En Russie et en Chine, la part est passée de 60 %-70 % dans les années 1980 à 20 %-30 % aujourd’hui.
Dans le même temps, le capital privé net a explosé, passant de 200 %-350 % du revenu national des économies riches dans les années 1970 à 400 %-700 % aujourd’hui. « Cela restreint la capacité des gouvernements à redistribuer les revenus et à limiter la progression des inégalités », détaille le rapport. Seule exception : les pays ayant profité de leurs revenus pétroliers pour alimenter un grand fonds souverain, à l’instar de la Norvège.
- L’Europe est protégée par son modèle social
Plusieurs chapitres du rapport le soulignent : l’Europe est la région où l’écart entre les 0,001 % les plus riches et les 50 % les moins aisés s’est le moins creusé. Cela tient beaucoup au modèle social instauré après la seconde guerre mondiale – fait d’un système de redistribution généreux et d’une fiscalité plus progressive –, à des politiques salariales plus favorables aux classes populaires et à un système d’éducation relativement égalitaire.
Les inégalités s’y sont quand même un peu renforcées depuis 1970. Et la situation reste contrastée entre les pays nordiques, champions toutes catégories de l’égalité, et d’autres Etats comme l’Espagne, toujours affectée par l’explosion de sa bulle immobilière en 2008.
- Les Etats-Unis, le plus inégalitaire des pays riches
En 2014, le « top 1 % » des Américains les plus riches représentait plus de 20 % du revenu national contre 12,5 % pour les 50 % les plus pauvres. Ceux-là ont vu leurs revenus stagner depuis 1980, malgré une hausse de 60 % du salaire moyen (avant impôt).
Au XXe siècle, la société américaine a pourtant été longtemps plus égalitaire que la vieille Europe. Un basculement s’est opéré avec le vaste mouvement de dérégulation et de baisses d’impôts engagé sous la présidence de Ronald Reagan. Depuis, la progressivité de la fiscalité s’est fortement réduite, le salaire minimal a été presque gelé et les inégalités d’accès à l’éducation et à la santé ont atteint leur acmé. La croissance des revenus non salariaux (ceux du capital) contribue, depuis les années 2000, à renforcer ces inégalités.
- Le Moyen-Orient, champion des inégalités
Les 10 % les plus aisés captent plus de 60 % du revenu national au Moyen-Orient. Les auteurs ont traité cette région comme un tout, compte tenu de sa relative homogénéité culturelle et d’une population équivalente à celle de l’Europe de l’Ouest.
La rente pétrolière creuse les différences entre pays : les Etats du Golfe, riches en hydrocarbures, touchent la moitié du revenu régional, alors qu’ils ne représentent que 15 % de la population. Ces pays sont eux-mêmes très inégalitaires, entre des citoyens nationaux bénéficiant de nombreux privilèges et une part croissante de travailleurs immigrés faiblement rémunérés.
- En Russie, la fin du rideau de fer a profité aux plus riches
Après 1989, la chute du communisme s’est accompagnée de transformations brutales en Russie : libéralisation des marchés de biens et de services, privatisations massives, inflation galopante. Les revenus moyens ont augmenté, mais aussi les inégalités, les oligarques ayant capté une partie des ressources, notamment pétrolières, tandis que les emplois précaires se sont développés.
Résultat : la part du revenu national touchée par les 50 % les moins aisés est tombée de 30 % à 20 % depuis 1989, tandis que celle des 1 % les plus riches est passée de 25 % à 45 %. Le manque de données incite néanmoins à la prudence : la période communiste s’accompagnait également de fortes inégalités non monétaires, plus difficiles à mesurer, en matière d’accès aux droits élémentaires, de mobilité et de qualité de vie.
- L’Afrique s’est appauvrie par rapport aux autres continents
Une région a échappé au processus de convergence des revenus au niveau mondial : l’Afrique subsaharienne, où le salaire moyen a progressé trois fois moins vite que la moyenne planétaire entre 1980 et 2016, conséquence de crises à la fois politiques et économiques.
A l’exception d’une poignée de pays, les statistiques manquent pour mesurer le niveau des inégalités sur le continent. Mais les rares données disponibles mettent en exergue des disparités plus prégnantes que les précédentes estimations. Les inégalités sont extrêmes en Afrique du Sud, héritage, notamment, du régime d’apartheid qui a longtemps prévalu.
- La tendance va s’aggraver si rien ne change
Sans réaction forte de la part des Etats, les inégalités continueront de se creuser au cours des prochaines décennies, avertissent les économistes. A ce rythme, calculent-ils, en 2050, la part de patrimoine des 0,1 % les plus riches (en Chine, au sein de l’Union européenne et aux Etats-Unis) sera aussi élevée que celle de la classe moyenne !
« Si, en revanche, les pays suivent la trajectoire modérée observée en Europe, les inégalités peuvent être réduites, tout comme la pauvreté », assurent-ils.
Comment ? En instaurant une fiscalité plus progressive, suggèrent-ils, afin de réduire les inégalités après l’imposition, et en décourageant l’accumulation de patrimoine par les plus riches. Mais aussi en facilitant l’accès à l’éducation, essentiel pour l’obtention d’emplois mieux rémunérés, et en augmentant les investissements dans le domaine de la santé.
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