Depuis six semaines, des grévistes protestent contre « la dégradation des conditions d’accueil des patients » au centre hospitalier Guillaume-Régnier.
En 1987, quand elle est arrivée à l’hôpital psychiatrique de Rennes (Ille-et-Vilaine), débutant sa carrière d’infirmière en même temps qu’elle entrait dans la vingtaine, Gwenaëlle avait « beaucoup de plaisir à travailler ». Le 7 décembre, quand elle arrive au centre hospitalier Guillaume-Régnier (CHGR), l’ancienne soignante de 50 ans sillonne le labyrinthique hôpital tête baissée et le pas vif, à la manière de ceux qui ne veulent pas être vus. Sous son bras, un maigre dossier regroupant le récit de son année 2016 : ses derniers mois en tant que « soignante de nuit », puis sa tentative de suicide, corollaire du burn-out qu’elle « faisait semblant de ne pas voir ».
Dans cet établissement employant plus de 2 000 personnes, « impossible de savoir le nombre de soignants en détresse », estime Jacques Meny, secrétaire de SUD-Santé pour l’hôpital. Un jour d’octobre comme un autre, alors qu’un énième soignant est venu faire part de ses idées noires, l’organisation syndicale a décidé d’« agir avant un drame, plutôt qu’après ». Le 6 novembre, plus d’une centaine de membres du personnel ont débuté une grève, qui a été reconduite mardi 12 décembre, marquant la sixième semaine d’un mouvement renouvelé quasiment chaque année.
Ces « blocs de mal-être » accueillent 30 000 patients par an
Demandez au personnel soignant ce qu’il pense des conditions de soins du CHGR, il résume ainsi la situation : aucun ne souhaiterait que lui ou ses « proches soit accueilli dans l’établissement ». Tous savent trop bien ce qu’il se passe derrière ces « blocs de mal-être » qui accueillent 30 000 patients chaque année. D’une même voix, les membres de l’hôpital dénoncent la « dégradation » de leurs conditions de travail, avec des conséquences sur « la prise en charge des patients ». Selon le personnel, la liste illustrant ce « délitement » est longue, et dramatiquement ordinaire au sein des hôpitaux psychiatriques. Des mouvements de grève semblables à celui de Rennes ont d’ailleurs émergé ces derniers mois, notamment à Allonnes (Sarthe), Amiens (Somme), Bourges (Cher) et Cadillac (Gironde).
« Revenez demain »
Pour trouver le barnum des grévistes, il faut s’enfoncer dans cet établissement de onze hectares, entre les bâtiments de toutes les époques, plantés au gré des années et des demandes de soins toujours plus nombreuses. Sous la tente blanche chahutée par les bourrasques pluvieuses, une poignée de grévistes se relaient jour et nuit pour tenir le piquet de grève. Bas salaires oblige, les membres du personnel « posent des heures ou des jours » de façon sporadique. Et encore, « seuls les CDI peuvent se le permettre », souligne Cécile, infirmière de 36 ans, qui a bien failli ne pas être reconduite après sa grossesse en 2013, alors qu’elle était contractuelle depuis deux ans.
1 400 signalements d’événements indésirables liés à des dysfonctionnements
Dès son retour de congé maternité, l’infirmière est confrontée à une « situation de crise », elle doit pratiquer « une injection d’un sédatif puissant », un geste réalisé généralement en dernier recours pour calmer un malade violent envers lui-même ou envers les autres. Quelque 1 400 signalements d’événements indésirables liés à des dysfonctionnements (violences, manque de lits, sous-effectifs) ont été adressés à la direction en 2016, selon SUD-Santé. D’après la jeune femme, ces passages à l’acte récurrents sont une façon d’exprimer un mal-être, lié aux conditions d’accueil matérielles et humaines indigentes. « Nous n’avons plus le temps pour l’écoute », fait savoir l’infirmière, qui évoque notamment les heures consacrées à « la gestion à flux tendus des lits » dans cet établissement qui en compte 802, ainsi que vingt chambres d’isolement.
Tous les soignants interrogés ont déjà été confrontés à des situations où leurs patients n’avaient qu’« un lit pour deux ». Comprendre que les malades sont régulièrement délogés au profit d’autres dont le « cas est plus grave ». « Les patients ont besoin d’un cadre extrêmement rassurant et on leur inflige l’inverse », regrette Marine*, infirmière de 35 ans, qui dénonce « une absence de parcours de soin cohérent ». Le matin même, une jeune fille de 16 ans prise en charge après une crise délirante a été renvoyée chez elle faute de lit, « alors qu’un médecin avait réclamé son hospitalisation », rapporte Julie*, infirmière elle aussi, lassée de répéter inlassablement : « Revenez demain ». « Les patients ne veulent pas revenir, donc ils ont plus de risques de récidiver », regrette la jeune femme, qui évoque une « maltraitance institutionnelle ».
« On s’en fout qu’ils souffrent »
« Ils subissent ce que personne n’accepterait de subir », lance Sébastien*, médecin psychiatre de 38 ans, qui ne fait pas grève, mais soutient le mouvement. Dans son service, « des patients venus en premiers soins se retrouvent avec des malades grabataires ». D’autres sont « contentionnés toute la nuit », faute de personnel suffisant pour les surveiller. Sans compter le recours quasi-systématique aux camisoles chimiques, des neuroleptiques puissants, qui rendent les malades amorphes.
Quant aux conditions matérielles, il évoque pêle-mêle : « les chambres à 15 degrés l’hiver et 30 degrés l’été », « les deux douches pour plus de vingt personnes », les unités sans cour où « les patients ne voient jamais la lumière du jour », les malades qui « attendent huit heures sur une chaise pour avoir un lit ».
Selon Sophie, psychologue à l’hôpital, de telles situations se rencontrent seulement dans des établissements où les patients sont vulnérables : « Ils ne se plaignent pas, alors on s’en fout qu’ils souffrent ». Le personnel, lui, entretient une culpabilité tenace face à cette « déshumanisation de la psychiatrie ». Si les soignants rencontrés évoquent cette « volonté de faire au mieux », c’est toujours avant d’aborder cet « idéal brisé », ce « sentiment de mal faire en permanence » et « de devoir s’excuser tout le temps ».
A cela s’ajoutent des difficultés endémiques dans le milieu de la santé publique, où les contrats précaires sont légion, et les payes insuffisantes : 1 700 euros net par mois pour Marine, infirmière depuis treize ans, qui prend depuis peu des anxiolytiques pour dormir.
« Un carcan budgétaire »
Après une première rencontre avec l’agence régionale de santé (ARS) le 21 novembre, les syndicats de SUD se sont à nouveau déplacés au siège de Rennes, mardi 12 décembre. L’organisme rattaché au ministère de la santé avait précédemment « invité SUD-Santé à poursuivre les travaux engagés avec la direction ». De leur côté, les syndicats retiennent que l’ARS leur avait signifié que l’établissement n’était « pas en tension ».
Le directeur, Bernard Garin, qui n’a pas reçu les représentants syndicaux depuis le début du mouvement, assure que « la situation s’est améliorée » depuis un précédent mouvement de grève en 2013, qui avait permis l’ouverture de nouveaux lits. Selon lui, la solution passe surtout par « un suivi des malades en dehors de l’hôpital ». M. Garin reconnaît toutefois que son établissement est bloqué dans« un carcan budgétaire » et espère que le ministère fera de la psychiatrie « une priorité en termes de moyens ».
En ce sens, la ministre de la santé, Agnès Buzyn, a assuré qu’elle comptait lancer un « plan psychiatrie », et a dégelé 44 millions d’euros pour ces services, dont le budget est bloqué depuis des années. Le ministère assure que les détails de ce plan seront précisés en janvier 2018, ajoutant « être informé de la situation à l’hôpital de Rennes ». En janvier, Cécile partira, elle, au service addictologie après six ans au sein de l’hôpital psychiatrique, « parce que l’on cherche tous à voir si l’herbe n’est pas plus verte ailleurs ».
* Le prénom a été changé
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