Des résultats mis en avant par ce psychologue français, spécialisé en sciences du comportement, ont été critiqués par deux chercheurs anglosaxons intrigués par ses statistiques.
Un prof de maths inspire-t-il plus confiance s’il se nomme M. Py ? N’a-t-on pas plus de chance de se faire prendre en auto-stop par des conducteurs si l’on est blonde, à forte poitrine, vêtue de rouge ? Est-on plus disposé à rendre service quand on est enveloppé d’une bonne odeur de pâtisserie ? La présence d’une plante en pot desséchée influence-t-elle notre jugement sur le réchauffement climatique ?
Ces questions, et les réponses qu’il y a apportées, ont fait de Nicolas Guéguen, enseignant-chercheur à l’université de Bretagne-Sud, une figure de la psychologie sociale. Ses travaux, évoqués dans ces colonnes, mais aussi dans les médias du monde entier, s’intéressent à la façon dont nos comportements peuvent être influencés, à notre insu, y compris par des indices très ténus. Mais ses résultats spectaculaires ont intrigué deux limiers des sciences sociales, l’Australien James Heathers et le Britannique Nick Brown. Comme l’a récemment raconté la revue américaine Ars Technica, ils ont entrepris d’analyser par le menu plusieurs articles scientifiques signés par Nicolas Guéguen, et ont acquis la conviction que les conclusions étaient trop belles pour être vraies.
Test probant sur les données
Tout a commencé en 2015 quand Nick Brown est tombé sur un Tweet évoquant une étude du Breton parue dans le Scandinavian Journal of Psychology, qui montrait que les hommes étaient moins susceptibles d’aider une femme – lui dire qu’elle avait laissé tomber un objet – si ses cheveux étaient attachés en queue-de-cheval ou en chignon plutôt que laissés libres. Intrigué, avec son compère James Heathers, rencontré sur Facebook, il décide de passer au peigne fin dix publications de Nicolas Guéguen.
Ce type d’enquête n’était pas totalement inédit pour Nick Brown, qui prépare une thèse à l’université de Groningue (Pays-Bas) sur les incohérences de la psychologie positive : ayant entamé des études de psychologie la cinquantaine passée, après une carrière dans l’informatique, il avait déjà épinglé en 2014 les psychologues américains Barbara Fredrickson et Marcial Losada, des figures de proue de la « pensée positive », un avatar de la méthode Coué. Plus récemment, avec d’autres collègues, il a pointé des autoplagiats et des présentations de données potentiellement trompeuses dans des articles du psychologue vedette américain Brian Wansink. L’université Cornell a depuis lancé une enquête interne sur les articles de celui-ci.
Avec James Heathers, actuellement en postdoctorat à la Northeastern University (Boston), il a aussi mis au point un test statistique simple, qui permet de voir si des données sont réalistes. Appliqué à plusieurs articles de psychologie expérimentale, il a permis de mettre au jour des problèmes dans plusieurs d’entre eux.
Mais revenons à Nicolas Guéguen. Il y a deux ans, Brown et Heathers lui ont donc adressé une série de questions portant sur le recueil de ses données et leur analyse statistique. Sans réponse de l’intéressé, ils se sont tournés vers la Société française de psychologie (SFP). « Nous avons examiné les arguments fournis et nous avons estimé que le dossier était étayé », indique Raphaël Trouillet, président de la société savante, laquelle avait décidé de jouer les intermédiaires pour établir un dialogue entre les deux parties.
Eléments troublants
En 2016, Nicolas Guéguen envoie un dossier que la SFP transmet aux deux « enquêteurs ». « Ils ont considéré que ces réponses n’étaient pas suffisamment précises, et ils ont posé d’autres questions », indique M. Trouillet. Nouvel échange en juin de cette année, encore une fois jugé non satisfaisant par Brown et Heathers – même s’ils reconnaissent que, dans un cas, l’erreur statistique était de leur côté.
Les deux « lanceurs d’alerte » décident alors de porter l’affaire sur la place publique. Dans le mélange de faits et de commentaires ironiques qu’autorisent les blogs – mais aussi dans un document de 52 pages très détaillé –, ils pointent différents éléments troublants : pourquoi Nicolas Guéguen est-il souvent le seul auteur de travaux qui demandent la collaboration de nombreux participants ? Comment les finance-t-il ? Pourquoi n’associe-t-il pas les collaborateurs à travers leur signature, ou a minima des remerciements, comme c’est la règle ? Peut-il faire si beau aussi souvent en Bretagne-Sud, comme certains protocoles décrits l’exigent ? Les jeunes Bretonnes peuvent-elles vraiment être aussi disposées à donner leur numéro de téléphone à des inconnus, même affables ?
Mais pourquoi surtout les données sont-elles si bien ordonnées ? Sur ce volet statistique, Avner Bar-Hen, spécialiste de ce domaine (université Paris-Descartes, CNAM), estime que les arguments développés par Brown et Heathers sont convaincants. « Cela interroge sur la qualité des données, où apparaissent parfois des distorsions maladroites », dit-il.
Armée de « petites mains »
Sollicité pour éclairer ces différents points, Nicolas Guéguen qui se dit « terrifié » par ces soupçons, a fini par nous répondre après l’intervention de Jean Peeters, président de l’université de Bretagne-Sud. Dans un portrait que Le Monde lui avait consacré (Science & Médecine du 9 septembre 2013), l’enseignant-chercheur exposait sa méthode : chacun de ses étudiants doit imaginer une expérience visant à tester les comportements humains. « Bien sûr, j’oriente les idées, j’élabore avec eux les protocoles, mais je leur laisse réaliser le terrain, expliquait-il. Je récupère ensuite les données, les compile et les analyse afin d’obtenir une étude publiable. » Ce modus operandi, formidable sur le plan pédagogique, a-t-il atteint ses limites scientifiques ?
« Non », soutient l’intéressé. Nicolas Guéguen ne s’en est jamais caché : c’est cette armée de « petites mains » qui lui permet d’être aussi prolifique. Mais pourquoi alors ne jamais la créditer ? « Ce n’est pas la tradition française », affirme-t-il. Il admet que lors d’études de terrain, « on n’a pas un contrôle complet de toutes les variables », comme en laboratoire, mais affirme que les effets qu’il met en évidence, répliqués à de nombreuses reprises, sont réels.
Se pourrait-il que des « petites mains » trop zélées embellissent les résultats ? S’il ne les contrôle pas en permanence, Nicolas Guéguen pense avoir pris les précautions nécessaires pour éviter la triche. Et si les effets rapportés semblent trop puissants, c’est parce qu’il ne publie que les expériences les plus probantes. « Influencer quelqu’un pour qu’il donne son sang, par exemple, c’est bien plus difficile », note-t-il.
Vive polémique
Certains protocoles, portant sur la séduction, sur des techniques de manipulation, à l’insu des personnes testées, ne sont-ils pas à la limite sur le plan éthique ? Ne faudrait-il pas les faire valider par des instances externes ? Nicolas Guéguen – qui n’est pas un « théoricien », dit-il –, revendique cette exploration tous azimuts des ressorts de l’influence. Même s’il reconnaît que le climat actuel, post-attentats et plus sensible aux questions de harcèlement, lui interdirait de lancer ses étudiants sur des pistes qui semblaient anodines il y a encore quelques années. Se pourrait-il qu’une part des soupçons de Brown et Heathers soit due à des différences de perception culturelle ?
« Ce ne sont pas des psychologues de terrain, note Guéguen. Il faut venir voir comment nous travaillons. »
Pas sûr que les deux lanceurs d’alerte soient convaincus par cette seule invitation. L’université de Bretagne-Sud va faire examiner leur dossier, conjointement avec celle de Rennes-2, qui a la cotutelle du laboratoire de Nicolas Guéguen. « A priori, je fais confiance à mon collègue, mais la polémique est vive, il faut y répondre de manière irréprochable, note Jean Peeters. Cela passe par un avis extérieur que nous allons solliciter pour que l’université se fasse une opinion sur le sujet. »
Certaines des revues qui ont publié les travaux de Nicolas Guéguen, sans y trouver à redire, pourraient aussi les réexaminer. « L’une d’entre elles nous a contactés après la mise en ligne de nos remarques », indique Nick Brown.
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