Ni droite ni gauche, les deux mon capitaine ! Qu’il s’agisse de politique, de fringues ou de pâtisseries, l’engouement pour l’hybridation semble sans limite.
M le magazine du Monde | | Par Nicolas Santolaria
Depuis quelques mois, le monde semble s’être mis à tourner autour d’une double conjonction de coordination, le désormais incontournable « ni-ni ». En marche ! ne sera « ni à droite ni à gauche », déclarait Emmanuel Macron en avril 2016, lors du lancement de son mouvement, parce que « les clivages sont devenus obsolètes ». Le président de la République a bâti toute sa campagne sur cette possibilité, offerte aux électeurs, de ne pas avoir à choisir entre les termes d’une bipolarité partisane obligée.
On peut voir là, au choix, une offre politique originale, une forme d’opportunisme visant à rassembler l’électorat en son centre, mais on peut aussi se dire que cette posture plonge ses racines dans un mouvement souterrain bien plus profond, presque une idéologie émergente : le « ni-nisme ».
Là où le « ni-ni » se résumait traditionnellement à un double refus (le « ni nationalisation ni privatisation » de Mitterrand ; le « ni Le Pen ni Macron » des mélenchonistes), il sert aujourd’hui le plus souvent à signifier tout l’inverse, soit un agrégat d’idées en apparence contraires.
Convictions interchangeables
Ce « ni-nisme » est en réalité un « et-et-isme », comme en témoigne le revirement œcuménique d’Emmanuel Macron. Quelques semaines après le lancement d’En marche !, il présentait cette fois son mouvement comme étant « et de droite et de gauche ». Ce positionnement fluide est parfaitement en phase avec les exigences de la « société liquide » théorisée par le sociologue Zygmunt Bauman, un monde de changements constants, où les formes sont mouvantes, les engagements volatils, les convictions interchangeables.
Chez Macron, ce « ni-nisme » excède largement la sphère politique : ni vraiment adulte (il se fait engueuler par Brigitte lorsqu’il veut manger des sucreries), ni vraiment enfant (il tient tête à Poutine et Trump avec des airs de Bonaparte), le nouveau président de la République incarne une époque paradoxale, où émerge la possibilité d’être à la fois une chose et son contraire.
Sorte d’Agent Smith de la trilogie « Matrix »
On retrouve cette idée au travers de la figure en vogue des « ambivertis ». Ni résolument extravertis ni totalement introvertis, les ambivertis peuvent, selon la situation, passer d’un état à un autre. « L’ambiverti a une capacité d’équilibre, d’écoute, qui lui permet de s’adapter à merveille à la plupart des situations et des personnes avec qui il interagit, explique le psychologue Pascal Neveu. On peut aussi considérer l’ambiversion comme le summum de la séduction, un rapport instrumental à son propre Moi, ravalé ici au rang d’objet. Comme il est devenu difficile aujourd’hui d’affirmer une identité forte, les gens finissent par devenir des synthèses un peu tièdes de ce qui les environne, et affichent des masques changeants en fonction des situations. »
Personnalité fonctionnant avec la logique d’un algorithme, l’ambiverti serait alors comme l’Agent Smith de la trilogie Matrix, agrégation circonstancielle de données. Une étude publiée en 2013 dans le journal Psychological Science par le psychologue américain Adam Grant de l’université de Wharton (Philadelphie), et portant sur 340 salariés d’un centre d’appels, a établi que les résultats commerciaux des ambivertis étaient supérieurs à ceux des deux autres catégories, d’où l’attrait des entreprises pour ce profil. Inconnus jusqu’alors, les ambivertis ont soudain semblé sortir de terre comme une génération spontanée.
La casquette-bandana
Ce « ni-nisme », sorte de transcendance centriste, on le retrouve également dans l’univers du vêtement, où les lignes de démarcation, comme les coutures, deviennent invisibles. C’est en proposant de ne pas choisir entre la casquette et le bandana que le créateur d’origine ivoirienne Ange Troh a récemment connu un succès commercial inattendu. Baptisée « Keep Hope », en référence au rappeur 2Pac dont elle est inspirée, sa casquette-bandana se noue sur le crâne.
Fruit d’un amour endogamique entre deux pièces de vestiaire jusque-là distinctes, le Calchemise s’est, quant à lui, imposé sur le marché du renouveau vestimentaire en optant pour un positionnement original : celui de n’être ni vraiment un caleçon ni vraiment une chemise, mais les deux à la fois. « Beaucoup d’hommes en ont ras le bol des choix binaires qui leur sont proposés, la mode masculine les ennuie. Avec le Calchemise, on a décidé de casser les codes traditionnels, à l’image de ce que font les start-up dans d’autres domaines. C’est ça qui plaît aux jeunes générations. Grâce à eux, le produit est d’ailleurs devenu extrêmement viral sur les réseaux sociaux, suscitant des réactions très contrastées : certains trouvent ça génial, d’autres ont peur d’être transformés en femme en le portant », explique Adèle Fouquet, la nouvelle directrice de la marque.
A la fin de la conversation, elle nous confie un petit scoop : « Pendant les élections, on a même conçu un prototype qu’on n’a jamais commercialisé : le Calchemise Macron. C’est logique, c’est le vêtement ni-ni par excellence. » Vendu un peu partout à travers le monde, ce produit made in France a depuis peu un concurrent américain : the Romphin, dont les promoteurs mènent une fulgurante levée de fonds sur Kickstarter.
Manipulations génétiques
Ce parti pris « ni-niste » s’exprime également dans le jweat, mélange de jean et de sweat porté par la chanteuse Miley Cyrus, le skort (jupe + short), le skant (jupe + pantalon) ou encore dans ces jeggings (jeans + leggings) qui ont envahi les rayonnages. A voir toutes ces créations qui ne sont pas sans rappeler l’imaginaire parfois monstrueux des manipulations génétiques, on se demande si on pourra bientôt trouver un vêtement qui se contenterait d’être juste lui-même.
Effaçant les frontières entre le décontracté et l’habillé, le court et le long, le dessus et le dessous, ces habits « ni-nistes » procéderaient d’une nouvelle « condition d’existence », que le philosophe Dominique Quessada nomme « l’inséparation » (L’Inséparé. Essai sur un monde sans Autre, PUF, 2013). « L’un des chemins qui mènent à l’idée commune de l’inséparation, ou de l’inséparation comme idée commune, est de considérer, comme le fait la science, que la matière dont nous sommes faits ne se distingue en rien de celle du reste du monde », écrit Quessada.
Plus d’Autre, tout est fait de la même substance numérique
Cette inséparabilité est également la résultante du numérique, qui produit une équivalence généralisée. Dans cette vision du monde, nous ne sommes plus des entités séparées, mais les simples coordonnées ponctuelles d’un plan global, où tout peut être traduit à base de 0 et de 1. Du point de vue de cette cartographie informatique, rien ne vous différencie d’un ficus, d’un biscuit ou d’un robot. Il n’y a plus d’Autre, puisque tout est fait de la même substance numérique. Les choses, débarrassées de leurs clôtures, de leur singularité, ne s’opposent plus mais se combinent alors sans limite, comme dans la publicité pour la Tourtel Twist (bière sans alcool + jus de fruit), où les continents finissent par fusionner sous l’effet magnétique de cette techno-magie.
Si cet incroyable engouement pour l’hybridation devait avoir un emblème, ce serait incontestablement le Cronut. Cette viennoiserie, qui n’est ni vraiment un croissant ni vraiment un donut, a été lancée à New York en 2013 par le pâtissier français Dominique Ansel. Chaque matin, des dizaines de personnes campent pendant des heures devant la petite boulangerie de SoHo, dans l’espoir d’obtenir l’un des 350 exemplaires du précieux beignet, fabriqué en édition limitée. A ce stade de passion combinatoire, on pourrait même souffler à Dominique Ansel l’idée de créer une pâtisserie en hommage à notre nouveau président : le Macronut.
Dans le sillage de ce pionnier du remix, l’expansion du « ni-nisme » culinaire semble lui aussi sans limite, avec des produits tels que le cragel (croissant + bagel), le wonut (une gaufre + un donut), le ramnut (un beignet américain à base de pâtes japonaises), le Tarti Cake (cake + tartiflette) ou bien encore les nutellalasagnes (inutile de vous faire un dessin, mais on peut toujours vous fournir un sac à vomi). Quant aux saucisses de l’été, elles sont désormais susceptibles de griller sur la brouette-barbecue, vendue par la société Haemmerlin.
Le chessboxing : mi boxe, mi échecs
Si cet univers de l’inséparation gastronomique vous semble trop indigeste, un peu d’exercice vous fera sans doute le plus grand bien : mais, là aussi, le fait de ne plus vouloir choisir entre l’une ou l’autre des options aboutit, in fine, à la fusion des deux. Ainsi en est-il du « chessboxing », un mélange de jeu d’échecs et de boxe anglaise (ne pas oublier d’enlever les gants), pratique inspirée par la bande dessinée d’Enki Bilal Froid Equateur (Casterman), avant de devenir un véritable sport dans les années 2000.
« Mon rêve était d’être un jour champion du monde. Mais, même si je pratiquais ces deux disciplines depuis mon jeune âge, je savais que je n’étais ni assez bon dans les échecs ni assez bon en boxe pour y arriver. Quand je suis tombé sur un article de journal présentant le chessboxing, je me suis dit : voilà, ça, c’est pour moi !, confie Thomas Cazeneuve, sacré champion du monde amateur en 2017. Ce qui est intéressant, c’est surtout la tension entre les deux pratiques, quand on s’est pris plusieurs coups dans la tête et que l’on doit se concentrer pour éviter de finir échec et mat. »
« Le symptôme d’un monde pris en tenailles entre deux exigences contradictoires : d’un côté la croissance infinie ; de l’autre la limitation des ressources. » Bertrand Méheust, philosophe
Le cœur du réacteur « ni-niste » se nourrirait donc de cette énergie produite par le rapprochement d’enjeux contradictoires. Il n’est pas étonnant que ce tropisme pour le tiraillement ait également envahi le vocabulaire, avec des associations de termes contre-nature telles que « coopétition », « développement durable », « révolution démocratique ».
Cette figure de style extrêmement en vogue serait, pour le philosophe Bertrand Méheust, auteur de La Politique des oxymores (La Découverte, 2014), révélatrice du triomphe de l’idéologie « ni-niste ». « Emmanuel Macron est le prince des oxymores. Cette figure rhétorique est le symptôme d’un monde pris en tenailles entre deux exigences contradictoires : d’un côté la croissance infinie ; de l’autre la limitation des ressources. L’oxymore, c’est la synthèse impossible, qui ne peut avoir lieu que dans l’imaginaire, un leurre qui nous fait avancer vers l’abîme. En grec, “oxymore” signifie d’ailleurs “folie aiguë”. Tout le monde le sait, un rond ne peut pas être carré », conclut Bertrand Méheust. Ah bon ? ! Mais pourtant, un croissant peut bien être un donut.
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