Porte de la Chapelle, associations et riverains sont débordés par les centaines d’exilés qui campent aux abords du camp humanitaire, où l’Etat ne libère pas assez de places.
LE MONDE | | Par Maryline Baumard
Le message lumineux glisse de « service terminé » à « service non commencé ». Il est 1 h 45 du matin et sous l’abri du tramway, porte de La Chapelle, à Paris, la nuit hésite entre un jeudi qui a du mal à finir et un vendredi pas tout à fait prêt à poindre.
Recroquevillés, les yeux rouges de fatigue, deux gamins attendent. Face à eux, Yann Manzi fait les cent pas. De son téléphone s’échappe la voix d’un policier qui n’a que faire des promesses de la préfecture de police aux ONG. « Non, monsieur, s’entend répondre le vice-président de l’association humanitaire Utopia 56, ne nous amenez pas de mineurs au commissariat. Nous avons consigne de ne plus les prendre. Voyez avec le 115, c’est leur boulot. » Joint dans la foulée, le numéro d’hébergement d’urgence rappelle qu’il n’est « pas habilité à recevoir des non-majeurs ».
« Dépannages »
Dans la nuit parisienne, le droit qui impose à l’Etat de protéger les mineurs isolés n’existe plus. Tant pis pour Magd et Jamal, les deux Erythréens de 14 ans et 16 ans qui rêvaient d’un lit. A défaut, Utopia 56 leur laissera les sièges d’une voiture.
C’est ce que Yann Manzi peut faire de mieux. A cette heure, ses « dépannages » affichent complets. Il vient d’installer une famille somalienne dans la camionnette de l’association, deux familles afghanes dans des chambres d’hôtel payées par l’amie d’une bénévole.
Une dernière est au chaud dans une librairie du réseau citoyen qu’il vient de lancer pour créer un carnet d’adresses national secondant les pouvoirs publics.
Jeudi, à 20 h 30, à l’heure où la maraude nocturne de cette association présente à Paris, Calais (Pas-de-Calais) et Grande-Synthe (Nord) commençait, les 10 000 hébergements d’urgence de la capitale étaient déjà saturés.
Magd et Jamal, eux, avaient quitté Calais le midi. « Tous nos copains sont passés au Royaume-Uni. Avant de retenter notre chance, on vient récupérer ici. Là-bas, la police est trop violente », confie le plus jeune, épuisé. Avant la voiture-hôtel, ils suivent Yann Manzi à la distribution encore en cours : un plat chaud servi sur le trottoir aux centaines d’affamés qui se bousculent encore après 2 heures du matin.
Sous les ponts du nœud routier
Trois heures plus tôt, à la même place, Widad, une autre Parisienne, sa mère et quelques amis avaient déjà assuré un premier service de calories et de réconfort. « On cuisine depuis 6 heures du matin.
C’est pas humain de laisser ces hommes à la rue sans rien. Encore moins pendant le ramadan », explique la jeune femme, membre d’une association soufiste. La veille, elle a distribué 700 repas. « Cette nuit, ça va être pareil », jauge-t-elle à la hauteur de la pile de barquettes restantes.
Malgré l’ouverture du centre humanitaire de Paris, en novembre 2016, la porte de La Chapelle est au bord du chaos. Sur des bouts de carton, ou à même le sol, ils sont 600, 800 peut-être, regroupés par communauté sous les ponts de ce nœud routier, sur les trottoirs et dans tous les interstices de ce quartier de béton triste. Autour du centre, ils campent sans tente (puisque la police les jette) pour être les premiers à l’ouverture. Un passage presque obligé pour entamer le parcours du combattant qui mène au dépôt d’une demande d’asile.
« La majorité est dans ce cas, observe Jean-Jacques Clément, du collectif Solidarité migrants Wilson. Mais pas tous. » Différentes strates se superposent en effet. Aux nouveau-venus, qui débarquent d’Italie ou refluent d’Allemagne, s’ajoutent ceux qui ont déjà passé deux ou trois semaines sur le trottoir, chaque matin refoulés de l’entrée de ce centre saturé, dispersés par les policiers à coups de gaz lacrymogène.
« Il y a aussi ceux qui sont déjà passés dans le camp et restent autour sans solution parce qu’ils sont déboutés de l’asile. Et aussi ceux qui refusent désormais d’y entrer parce qu’ils ont compris qu’ils risquent de se trouver embringués dans un processus de renvoi vers l’Italie où ils ont laissé leurs empreintes », observe ce riverain qui organise les petits-déjeuners solidaires.
Immense bazar
Ce petit monde hétéroclite tente de se greffer tant bien que mal à la faune d’un quartier si proche de la Seine-Saint-Denis que la banlieue déteint sur lui. Boulevard Ney, les Africaines qui proposent leur corps sur le trottoir entendent bien contenir l’extension des migrants sur leur espace de travail. Si les petits dealers, eux, se moquent un peu de perdre un pas de porte, ils s’agacent des renforts policiers qui effraient le chaland… ou se réjouissent de quelques nouveaux clients.
Entre les « néo » et les « parigots », il y a aussi un entre-deux… Dans un coin, un groupe de jeunes Afghans à la dérive s’essaient au cannabis pour oublier le désenchantement de l’Europe. « Ils sont là depuis février », rappelle Yann Manzi, en passant les voir. Tombés dans ce gouffre où la France laisse les réfugiés une fois qu’ils ont leurs papiers.
Sans aide ni logement, les plus fragiles glissent vers la petite délinquance, piquant les sacs à dos des Erythréens ou des Soudanais… Face à cet immense bazar, les policiers du quartier ont averti leur hiérarchie que la situation n’avait jamais été aussi tendue dans le 18e arrondissement depuis deux ans.
« Ça rime à quoi de nous faire dormir des semaines dans la rue ?, s’interroge, révolté, un jeune migrant au milieu de la nuit. C’est quoi cette France qui nous empêche d’entrer dans le camp et d’enregistrer notre demande d’asile ? »
A Paris, c’est bien l’Etat qui flanche
Econome de ses mots, Yann Manzi lui a brossé ce tableau trop souvent tu, par pudeur : « Tu sais quoi, mon gars, vous êtes pas les bienvenus ici. Les citoyens sont prêts à vous accueillir, mais pas l’Etat, faut en être conscient… »
A Paris, c’est bien l’Etat qui flanche. « Il ne vide pas assez le centre humanitaire, où les migrants passent dix jours, pour que les nouveaux arrivants puissent y entrer rapidement. Durant les deux semaines écoulées, seules 400 personnes en ont été sorties par l’Etat et orientées vers des hébergements pérennes », note un proche du dossier, qui estime à « au moins 80 les arrivées quotidiennes ». Soit plus de 1 000 en quinze jours. Le différentiel explique que se reconstituent sans cesse ces campements de rue.
Face à ce bazar, Utopia 56 continue les distributions de couvertures et les maraudes, mais s’est retiré de la gestion de la file d’attente qui permet certains jours d’entrer dans le centre. Vendredi, aucune entrée n’était prévue.
Emmaüs Solidarité, à qui la Ville de Paris a délégué la gestion du camp humanitaire, avait décidé ce jour-là d’accueillir quelques « vulnérables » repérés lors des maraudes de la ville. Un moyen de faire entrer des Africains que les Afghans se débrouillent pour exfiltrer de la file d’attente. Pour cette bonne gestion, la directrice du centre humanitaire, Aurélie El Hassak-Marzorati, directrice adjointe d’Emmaüs Solidarité, a été décorée, samedi 10 juin, par la maire de Paris.
Les riverains en ont profité pour rappeler à Anne Hidalgo qu’ils n’ont rien contre l’ordre du Mérite, mais rêvent d’« ordre tout court » dans leur quartier à la dérive.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire