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samedi 22 avril 2017

Présidentielle : face au FN, les fonctionnaires peuvent-ils désobéir ?

LE MONDE IDEES Par 
En février, devant une marée de drapeaux tricolores, Marine Le Pen a dessiné les contours de la France dont elle rêve. « L’Etat que nous voulons sera patriote, a-t-elle proclamé à Nantes. Il ne peut plus, comme il le fait depuis des décennies, agir contre la nation et la République. Chaque fonctionnaire, et notamment la haute fonction publique, devra avoir à cœur l’intérêt national. »

Cette profession de foi quelque peu martiale a fait frémir la ministre de la fonction publique et les syndicats de fonctionnaires : ils craignent qu’en cas de victoire de Marine Le Pen, le Front national (FN) tente de mettre au pas les agents des administrations de l’Etat.


Depuis ce discours, beaucoup de proviseurs, de directeurs d’école, d’agents des caisses d’allocations familiales (CAF), d’employés de Pôle emploi ou de fonctionnaires de préfecture disent redouter des formes d’embrigadement.

Ces hommes et ces femmes qui gèrent au quotidien l’Etat français seront en effet en première ligne si Marine Le Pen ou son gouvernement s’avisent un jour de réduire drastiquement le nombre de régularisations accordées aux étrangers en situation irrégulière ou d’obliger les fonctionnaires à dénoncer les familles de sans-papiers qui inscrivent leurs enfants à l’école ou ­demandent une aide de la CAF.

Peut-on imaginer, dans une France « bleu Marine », qu’ils refusent de se soumettre à l’autorité politique en invoquant le respect des valeurs républicaines, la prééminence des droits de l’homme ou leur conscience professionnelle ?

Dans une ­démocratie comme la France, nul n’ose encore ­revendiquer un « devoir de résistance » mais beaucoup, depuis le discours de Nantes, se demandent jusqu’où doit aller la loyauté de la fonction publique. Si un ordre de l’autorité politique heurte l’intérêt général ou les grands principes républicains, un fonctionnaire pourra-t-il se soustraire à son ­devoir d’obéissance ?


Marges de manœuvre


Cette controverse sur les frontières de la loyauté n’est pas neuve : elle a, au fil des siècles, rythmé les heures les plus sombres de l’histoire de France.

L’année de la Saint-Barthélemy (1572), le gouverneur d’Auvergne, Gaspard de Montmorin-Saint-Hérem, à qui Charles IX avait ordonné d’exécuter les protestants, refuse de se plier à ce commandement royal : « Si l’ordre est véritablement émané [de Sa Majesté], je la respecte encore trop pour lui obéir », lui répond-il.

Près de quatre siècles plus tard, certains fonctionnaires de Vichy s’opposent à un Etat qui s’appuie sur un « amas de lois au service de la force la plus ­brutale », selon l’expression de la juriste Mireille Delmas-Marty.

La France de 2017 n’a évidemment rien à voir avec celle des guerres de Religion ou du régime de Vichy, mais la controverse n’est pas morte. « Entre le serviteur qui obéit sans états d’âme et le rebelle qui prend le risque d’être sanctionné ou révoqué, il reste incontestablement une place pour le fonctionnaire qui, tout en acceptant les contraintes inhérentes à son statut, refuse d’abdiquer son libre arbitre de citoyen, expliquait, en 2013, Danièle Lochak, professeure émérite de droit à l’université Paris-Ouest-Nanterre. De quelles marges de manœuvre dispose-t-il concrètement lorsque la mission qu’on lui confie lui paraît incompatible avec les valeurs auxquelles il croit et qui devraient normalement guider l’exercice de son métier ? »

Officiellement, ces marges sont plus qu’étroites. Dès 1919, le sociologue allemand Max Weber théorise en effet l’obéissance de la fonction publique – y compris lorsque les autorités font fausse route.
« L’honneur du fonctionnaire consiste dans son habileté à exécuter consciencieusement un ­ ordre sous la responsabilité de l’autorité supérieure même si, au mépris de son propre avis, elle s’obstine à suivre une fausse voie, écrit-il dans Le Savant et le Politique. Il doit plutôt exécuter cet ordre comme s’il répondait à ses propres convictions. Sans cette discipline morale, dans le sens le plus élevé du terme, et sans cette abnégation, tout l’appareil s’écroulerait. »

Ce principe a été repris dans le statut de la fonction publique française : le fonctionnaire est tenu de « se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique », dispose la loi de 1983. « Il ne saurait faire obstacle, par sa désobéissance, à la satisfaction de l’intérêt général dont son employeur, l’administration, est réputé avoir la charge, analyse Sylvain Niquège, professeur de droit public à l’université de Bordeaux. L’obéissance aux ordres peut être ­envisagée de façon plus ou moins rigoureuse selon les catégories dont relèvent les agents ­publics, mais elle est toujours un élément central de leur statut. »


Système pyramidal


En France, l’obéissance est plus encore qu’une obligation légale : elle est fortement ancrée dans les esprits. Au milieu du XXe siècle, le ­juriste Paul-Marie Gaudemet (1914-1998) compare l’administration à une armée et les fonctionnaires à des soldats « élevés dans les collèges au roulement des tambours ».
« Cette ­culture de l’obéissance tient toute la fonction publique depuis la Constitution de l’an VIII de Bonaparte, constate Serge Slama, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Nanterre. Deux siècles plus tard, elle est encore très vivante : l’administration est un système pyramidal et hiérarchique qui décourage la dissidence et la rébellion. »

Dans les années 1940, cette culture de l’obéissance est un puissant allié du régime de Vichy. La plupart des fonctionnaires appliquent consciencieusement l’arsenal antisémite du maréchal Pétain : sommés de choisir, résume l’historien américain Robert Paxton, entre « faire leur travail » ou « pratiquer la désobéissance civile », la plupart d’entre eux font leur travail. « Avec ou sans états d’âme ?, se demande Danièle Lochak. Si les reins et les cœurs sont insondables, l’hypothèse la plus probable reste cependant que, routine bureaucratique et sens hiérarchique aidant, la majorité obéit alors sans se poser beaucoup de questions. »

A l’époque, la plupart des fonctionnaires servent l’Etat « sans arrière-pensée et parfois sans pensée du tout », selon le mot de l’historien Marc-Olivier Baruch. « Il y eut des conduites exemplaires, des décisions courageuses, des ­résistances silencieuses, des inerties discrètes mais efficaces, résumait François Hollande en 2013. Mais demeure l’essentiel : il n’y a pas eu, en France, de mouvement de désobéissance générale dans l’appareil d’Etat. Les fonctionnaires qui servirent se cachaient derrière leur devoir de réserve, prévu par les textes et par l’obligation de neutralité, estimant que leur seule mission et leur seul devoir était d’obéir. Alors ils ont obéi. »

« OBÉIR, CE N’EST PAS SE SOUMETTRE, NI RENONCER À PENSER, NI DEVOIR SE TAIRE : CE PRINCIPE S’ASSORTIT, DANS DES CAS EXCEPTIONNELS, DU DEVOIR DE DÉSOBÉIR » 
JEAN-MARC SAUVÉ, VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL D’ETAT
La faillite morale est telle qu’aux lendemains de Vichy, nul n’ose encore prôner une obéissance aveugle à l’Etat. Dans ces années d’après-guerre, l’enjeu n’est plus d’exiger une soumission absolue mais de concilier deux légitimités différentes.
« La légitimité démocratique du politique n’est pas la légitimité méritocratique du fonctionnaire, analyse, en 2013, le vice-président du Conseil d’Etat, Jean-Marc Sauvé. Le fonctionnaire doit manifester, à l’égard du ­pouvoir politique, sa loyauté, parce que ce pouvoir d’essence démocratique est investi par la ­Constitution de la mission de déterminer et conduire la politique de la nation. Mais le fonctionnaire n’est pas au service d’une personne, d’un parti ou d’un programme politique : il est au service de l’Etat et de l’intérêt général. »


« Fonctionnaire-citoyen »


En 1944, une décision judiciaire ouvre une brèche dans cette longue tradition de soumission. Dans un étrange clin d’œil de l’histoire, un arrêt rendu sous Vichy consacre une première forme de désobéissance légale : le Conseil d’Etat estime qu’un fonctionnaire auquel le maire a donné un ordre illégal – inscrire des militants politiques sur une liste de chômeurs – aurait dû désobéir.
« La décision Langneur marque une véritable innovation : elle autorise un fonctionnaire civil à désobéir à un ordre si cet ordre est de toute évidence illégal et s’il compromet gravement le fonctionnement du service public, explique Clément Chauvet, professeur de droit public à l’université de Bretagne occidentale. Pour la première fois, l’exception de désobéissance est clairement introduite dans notre droit. »

Quarante ans plus tard, Anicet Le Pors, ministre de François Mitterrand, inscrit l’arrêt ­ Langneur dans le statut de la fonction publique. Fondé sur la conception du « fonctionnaire-citoyen », le texte de 1983 précise que l’agent doit se conformer aux instructions de son ­ supérieur hiérarchique « sauf dans le cas où l’ordre donné est manifestement illégal et de ­ nature à compromettre gravement un intérêt public. »
« L’obéissance hiérarchique, qui est un principe cardinal, ne saurait échapper aux questionnements, résume Jean-Marc Sauvé. Obéir, ce n’est pas se soumettre, ni renoncer à penser, ni devoir se taire : ce principe s’assortit, dans des cas exceptionnels, du devoir de désobéir. »


« Baïonnettes intelligentes »


Avec cette disposition, la France vit à l’heure des « baïonnettes intelligentes », selon le joli mot de certains juristes. Le fonctionnaire n’est plus un exécutant servile qui a constamment le doigt sur la couture du pantalon : il peut, dans certaines circonstances, refuser d’obéir à son supérieur hiérarchique.

Il ne faut toutefois pas se leurrer. « Pour que le devoir de désobéissance soit reconnu par les tribunaux, il faut réunir deux critères : l’illégalité manifeste de l’ordre et la grave compromission d’un intérêt public, analyse le juriste Clément Chauvet. Ces conditions sont si restrictives et ambiguës qu’elles incitent à ne pas désobéir. »

Les critères sont si étroits que, depuis 1944, les tribunaux délient très rarement les fonctionnaires de leur devoir d’obéissance. « A ma connaissance, poursuit Clément Chauvet, le juge n’a eu qu’une seule occasion de reconnaître la légalité d’une désobéissance. L’affaire concernait un policier municipal à qui le maire avait demandé, pendant une fête locale, de travailler en tenue civile et de se consacrer uniquement aux PV de stationnement. En 2012, l’ordre a été considéré comme illégal car les policiers municipaux doivent, en toutes circonstances, travailler en tenue et assumer toutes leurs missions. Cet ordre ayant compromis gravement l’intérêt public, la sanction infligée au fonctionnaire a été annulée. »

Pour la juriste Danièle Lochak, le droit à la ­désobéissance tel qu’il est défini par le statut de 1983 reste donc « limité et peu protecteur ». « D’abord, il ne concerne que la désobéissance aux ordres et pas aux lois ; ensuite, il est énoncé de façon si timide que ses conditions de réalisation sont rarement réunies ; enfin, il est suffisamment flou pour que sa mise en œuvre s’apparente pour le fonctionnaire à un véritable pari. La désobéissance aux ordres illégaux n’apporte donc qu’une réponse très partielle et très insuffisante aux cas de conscience auxquels un fonctionnaire peut être confronté. Et elle n’est pas de nature à résoudre les dilemmes qui naissent du caractère “scélérat” de la loi elle-même. »


Course d’obstacle démocratique


Avec cette idée de « loi scélérate », Danièle ­Lochak touche au cœur du débat sur la désobéissance des fonctionnaires face à Marine Le Pen. Si le FN parvient un jour au pouvoir, les fonctionnaires attachés aux droits de l’homme ne redoutent pas, comme dans l’affaire Langneur, que des chefs leur donnent des ordres illégaux : ils craignent au contraire que le pouvoir politique les oblige, au mépris de leur conscience, à appliquer consciencieusement une législation indigne.

Difficile, toutefois, de revendiquer une forme de « désobéissance civile » : les fonctionnaires auront beau juger ces lois « scélérates », elles auront, si elles sont mises en œuvre, été votées par le Parlement et validées par le Conseil constitutionnel.

Comment un fonctionnaire pourrait-il désobéir à une loi qui a passé sans encombres cette course d’obstacle démocratique – et ce même si elle a été adoptée par une majorité frontiste ? « Les fonctionnaires peuvent, grâce à la jurisprudence Langneur, se soustraire à un ordre illégal, mais ils ne peuvent pas refuser d’appliquer la politique définie par une autorité ­ politique qui a été démocratiquement élue, rappelle le juriste Clément Chauvet. Aucune jurisprudence ne prévoit, en tout cas pour le moment, qu’un fonctionnaire peut s’opposer à l’application d’une loi adoptée par le Parlement, même s’il la juge contraire aux droits de l’homme ou à une norme internationale. »

Un fonctionnaire n’a pourtant rien d’un ­automate : lorsqu’il est confronté à un cas de conscience, il peut jouer avec les espaces que lui procure le droit. « Les lois ne sont pas toujours formulées en termes impératifs, ni pour les administrés qui doivent s’y soumettre, ni pour les fonctionnaires chargés de les appliquer, explique Danièle Lochak. Elles laissent souvent place à une application circonstanciée, voire à des interprétations différentes. »
« La loi est, par définition, générale et impersonnelle : elle pose des règles mais elle ne peut régir tous les cas de figure, ajoute le juriste et formateur Christophe Daadouch, animateur du site Secretpro.fr. Il reste donc un espace de réflexion et d’action pour les pratiques professionnelles. »


Diversité des pratiques préfectorales


Confrontés au durcissement des lois sur les étrangers, les employés de préfecture, les directeurs d’école ou les assistants sociaux ­explorent ainsi au jour le jour les marges de manœuvre qui leur sont offertes.
Danièle Lochak en veut pour preuve la diversité des pratiques préfectorales : tous les préfets sont censés appliquer avec rigueur les textes mais tous ne le font pas de la même manière. « Qu’il s’agisse d’expulsions locatives, de titres de séjour ou de mesures d’éloignement des étrangers, ils sont investis d’un large pouvoir discrétionnaire pour choisir la solution la plus opportune, la plus conforme à l’intérêt général, tout en tenant compte des situations humaines. »

Se soustraire à une disposition sans pour autant plonger dans l’illégalité, jouer de la contradiction entre deux textes pour ne pas sacrifier ses valeurs, profiter d’un flou juridique pour faire prévaloir un principe éthique : dans ce bricolage quotidien qui façonne les pratiques professionnelles, la connaissance des lois est essentielle.

« Si les fonctionnaires ne veulent pas être intimidés pas une disposition légale, il faut qu’ils l’étudient de très près, poursuit Christophe Daadouch. Le premier acte de résistance, c’est la lecture du texte. Pas pour le respecter ­religieusement, mais pour connaître les marges de manœuvre qu’il offre à tous ceux qui ­doivent l’appliquer. »C’est la méthode qu’ont adoptée les professionnels de l’action sociale qui contestent la loi Sarkozy sur la prévention de la délinquance de 2007. « Ce texte les oblige à participer aux conseils de prévention de la délinquance des mairies et, surtout, à signaler aux élus les familles dont les difficultés sociales “s’aggravent”, poursuit Christophe Daadouch. Beaucoup d’éducateurs estiment que cette démarche est contraire à leur éthique, qu’elle viole le secret professionnel et qu’elle met les familles en danger. Puisque la loi les y oblige, ils se rendent à ces réunions mais ils ne jouent pas le jeu : pour éviter de dénoncer des familles, ils disent que la situation ne s’est pas “aggravée”. »


Arrangements et limites


Parfois, une simple absence de zèle suffit à réconcilier les fonctionnaires avec leur éthique. Si certains assistants sociaux, employés de préfecture ou maires dénoncent au procureur les sans-papiers qui se présentent à leurs guichets, d’autres se contentent tout bonnement de se taire.
Rien n’oblige en effet un maire qui procède à un mariage, un postier qui délivre un colis, un médecin qui soigne un malade ou un directeur d’école qui inscrit un élève dans son établissement à demander un titre de ­séjour – le service qu’ils rendent n’est pas réservé aux étrangers en situation régulière. Certains fonctionnaires en profitent donc pour éviter la délation.

Ces arrangements ont évidemment leurs ­limites : ils ne parviennent jamais à inverser complètement la logique d’un texte de loi. Si le FN parvient à inscrire un jour la « priorité nationale » dans la Constitution de la Ve République par voie référendaire, s’il met fin à l’aide médicale d’Etat pour les étrangers en situation irrégulière, s’il supprime le droit du sol pour les enfants nés de parents étrangers sur le territoire français, les fonctionnaires trouveront peut-être des astuces pour ­sauver leur éthique ou leur conception de la République, mais ils devront s’incliner devant les grands principes posés par les textes.

Les fonctionnaires tentés par l’esprit de ­« résistance » ne sont en outre pas forcément légion. « Quand Nicolas Sarkozy a demandé aux préfets, en 2010, de démanteler les camps ­illicites, et “en priorité” ceux des Roms, ils ont tous appliqué cette politique sans sourciller alors qu’elle était manifestement discriminatoire, rappelle le juriste Serge Slama. La circulaire a d’ailleurs été annulée l’année suivante par le Conseil d’Etat car elle méconnaissait le principe constitutionnel d’égalité devant la loi et qu’elle désignait certains occupants en raison de leur origine ethnique. »

Nos démocraties ne sont immunisées, conclut Danièle Lochak, ni contre les dérives autoritaires ni contre les violations des droits de l’homme perpétrées avec l’assentiment de la majorité silencieuse.

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