LE FAIT
Scénario de politique fiction : Marine Le Pen est élue à l'Élysée le 7 mai. Quelle(s) possibilité(s) restera-t-il à des fonctionnaires, soumis à obéissance, de s'opposer à la mise en œuvre de son projet santé ? Grève, démission ou mise en disponibilité sortent du lot, le droit de retrait beaucoup moins. La question se pose aussi pour les médecins.
L'ANALYSE
Quelle conduite à tenir pour les fonctionnaires, tout particulièrement les hospitaliers qu'ils soient directeurs, soignants ou "simples" agents, en cas de victoire de Marine Le Pen à l'élection présidentielle ? Peuvent-ils faire fi de leur devoir d'obéissance au motif que les valeurs de l'hôpital public seraient en tout point contraires aux idées défendues par la présidente du Front national (FN) ?
Une chose est sûre, la question ne se posera pas avec la même acuité chez tous les hospitaliers, si on se fie aux scores électoraux engrangés ces dernières années au fil des scrutins par la candidate frontiste dans la fonction publique hospitalière. Les suffrages exprimés en sa faveur ont ainsi grimpé de 19 à 26% entre le premier tour de la présidentielle de 2012 et celui des régionales de 2015. Sur cette dernière élection, elle a même culminé à 45% chez les seuls hospitaliers actifs de catégorie C (lire notre article). Pour autant, la question des droits et devoirs des fonctionnaires s'est reposée cet hiver : l'ambassadeur de France au Japon, Thierry Dana, a ainsi ouvertement déclaré qu'il se mettrait en réserve si Marine Le Pen était élue. Et si le sujet se pose au Quai d'Orsay, il pourrait bien également se poser à la Santé.
Instructions vs application des lois
Si l'on se fie à l'article 28 de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, les textes législatifs sont on ne peut plus clairs : "Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l'exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique". L'obligation d'obéissance est donc ici très clairement énoncée, comme le rappelle à Hospimedia Jean-Yves Copin, juriste et consultant en matière de ressources humaines au Conseil national de l'expertise hospitalière (CNEH). Ce devoir s'arrête "dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public".
Survient ici la théorie de la baïonnette intelligente qui, en droit pénal, condamne précisément l'obéissance à un ordre manifestement illégal*. Mais dans une situation où le nouveau président de la République, en l'occurrence Marine Le Pen, est élue démocratiquement et dispose ensuite en juin prochain aux législatives d'une majorité parlementaire qui vote des lois, "on ne sera pas dans ce cadre de l'ordre manifestement illégal", glisse le juriste. "Il y a une obligation d'obéissance hiérarchique. Dans un état de droit, cela suppose d'appliquer la loi, d'autant plus si elle est votée légalement. En clair, si on est sur des instructions au départ sans passer par des textes législatifs, c'est possible de s'opposer. Mais si le FN cumule présidence et Parlement, on est dans l'application de la loi et ça devient impossible."
La piste européenne
Deux options s'ouvriront alors aux hospitaliers. Le "classique" droit de grève, à valeur constitutionnelle, afin de manifester contre tout texte ou mesure prise par le nouveau chef de l'État. Pour Jean-Yves Copin, c'est la première des oppositions, la plus sûre, celle construite par les organisations syndicales. Par ailleurs, une partie des mesures que Marine Le Pen sera amenée à prendre pourraient être contraires aux droits communautaires, impliquant donc la possibilité de recours devant la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ou la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). "Encore faut-il que la France reste dans l'Union européenne...", note le responsable du CNEH, ce qui ne sera plus forcément le cas à se fier au programme présidentiel du FN. Enfin, d'un point de vue strictement statutaire, les autres options restent la démission ou la mise en disponibilité. "On ne peut pas être fonctionnaire et refuser d'appliquer une loi votée. Après, l'histoire a montré qu'il pouvait y avoir des désobéissances malgré des textes votés au Parlement, comme durant la deuxième guerre mondiale."
La CGT monte au créneau contre l'"imposture" du FN
Dans un communiqué, la CGT santé et action sociale a clairement appelé le 12 avril ses membres à convaincre les personnels des "menaces que fait peser l'extrême droite sur leurs intérêts". Pointant la "véritable imposture" du Front national (FN), le syndicat estime ainsi qu'il "n'a jamais mené de combat pour la Sécurité sociale, les salaires ou le temps de travail". Au contraire, "il s'y est toujours opposé, insiste la CGT, souvent avec violence". Et si Marine Le Pen "récupère ces thématiques [...] devenues chères au cœur des salariés", c'est uniquement pour "récupérer leurs suffrages", commente le syndicat.Le code de déontologie médicale
Qu'en est-il du droit de retrait évoqué par l'ambassadeur de France au Japon ? Il ne peut s'opérer, rétorque Jean-Yves Copin, citant l'article L4131-1 du Code du travail applicable dans la fonction publique hospitalière. C'est le droit de se retirer d'"un danger grave et imminent" pour sa vie et sa santé ou de toute défectuosité constatée dans les systèmes de protection. "Mais si on est sur la seule application d'un texte, il faut donc qu'il y ait un danger direct pour la vie du travailleur. On n'est pas dans cette situation-là, à mon sens", souligne Jean-Yves Copin.
La question se posera en revanche différemment pour les médecins, ne cache pas l'intéressé. "Il pourrait en effet y avoir une incompatibilité par rapport à certains passages du programme de la présidente du FN, notamment l'idée de supprimer l'aide médicale d'État (AME). Est-ce qu'il est possible de concilier une telle mesure avec le code de déontologie médicale, qui dit que tout médecin doit quelle que soit sa fonction et sa spécialité porter assistance à un malade ou à un blessé en péril ? Ça se télescope." Raison sans doute pour laquelle la proposition, également poussée de l'avant à droite par le candidat François Fillon (Les Républicains), a été quelque peu édulcorée pour une version préservant les cas d'urgence vitale et collant davantage au code de déontologie. Pour autant, la problématique de l'accès aux traitements antirétroviraux dans la lutte contre le VIH se posera avec des conséquences de santé publique potentiellement pires qu'une réduction de l'AME. "C'est thématique par thématique que se fera le débat ; à ce titre, cet exemple des antirétroviraux est probant : d'un côté je soigne et limite l'épidémie ; de l'autre j'arrête avec un risque d'explosion".
* La théorie de la baïonnette intelligente évoque la situation du soldat qui se doit de refuser d'exécuter un ordre manifestement illégal, sur l'argumentation que l'engagement militaire ne peut faire disparaître la conscience et l'intelligence de ses actes.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire