LE MONDE | | Par Deborah Gutermann-Jacquet (Psychanalyste et docteure en histoire)
TRIBUNE. D’aucuns se demandent quand a commencé la dédiabolisation du Front national (FN). Certains répondent que c’est en 2011, date à laquelle Marine Le Pen en a pris les rênes. Puis les signes en forme d’euphémismes n’ont cessé de se multiplier. On l’appela « Marine » tout court, à la manière des nouvelles stars fabriquées par la télé-réalité ou les grands shows de prime time. Leur absence de patronyme venait indiquer qu’elles étaient si proches, presque de la même famille que vous, puisque aucun nom ne venait faire frontière entre vous et elles. Elles étaient comme des orphelines à adopter.
De la même manière que Marine se substitua dans un premier temps à « Le Pen », le signifiant « Front national » fut étouffé sous le Rassemblement Bleu Marine [lancé en 2012, dissous en 2016]. Mais, pour l’électeur, Marine n’est rien sans le signifiant Le Pen, de même que le Rassemblement Bleu Marine ne vaut rien si ce n’est qu’il recouvre avec délicatesse le nom du FN.
L’avocat Gilbert Collard illustre bien ce mouvement ambigu d’adoption qui ne s’avoue qu’à demi-mot, lui qui s’engage pour le Rassemblement Bleu Marine mais ne prend pas pour autant sa carte du Front national. Pourtant il est député affilié au Front national. C’est un engagement clair, mais il ne dit pas tout à fait son nom. C’est un engagement marqué par une couleur, et cela a toute sa valeur symbolique.
Manière de recouvrir le brun du fascisme
Rouge à gauche, bleu à droite, et bleu marine à l’extrême droite. Bleu marine, c’est bleu foncé, manière maligne de recouvrir le triste brun du fascisme. D’autant plus maligne que le mouvement de dédiabolisation repose sur la dissimulation du patronyme derrière l’exhibition du prénom, et l’association d’une redondance qui fait signe : l’ajout du bleu au Marine.
Outre que le résultat est cette substitution du bleu marine au brun traditionnel du fascisme, il y a aussi un bénéfice notable à ce ripolinage : la valeur symbolique du bleu. Symbolique analysée récemment par l’historien Michel Pastoureau. Il y montre comment cette couleur, qui laissait bien indifférents les Grecs et les Romains, est devenue la couleur préférée de la majorité.
Les détours de l’analyse montrent comment le bleu devient à l’époque contemporaine la couleur de la paix, après avoir été celle de la royauté au Moyen Age. On sera surpris d’apprendre que peu à peu au niveau vestimentaire, les costumes noirs deviennent bleu marine dans les sombres années 1930. Les uniformes de police, des pompiers, passent du noir au bleu marine, tandis que le bleu jean s’affirme dans les années 1960 résolument jeune et rebelle.
On se veut jeunes et rebelles
Au FN aussi, après avoir troqué le brun pour le bleu, on se veut jeunes et rebelles. L’imagerie des campagnes, les slogans changent aussi. Ils s’adressent aux classes populaires en piochant dans les valeurs et figures traditionnelles de la gauche. Alors que les affiches des années 1980 illustraient l’univers un peu rance des familles dont le blond faisait trop aryen, celles des européennes de 2009 misent sur la récupération de Jaurès ou de Salengro.
Le slogan de cette campagne disait même que s’ils étaient vivants ils auraient voté pour le Front. Ces deux moments de campagne sont l’illustration de la dédiabolisation, avec la proposition pour l’électeur d’une figure d’identification positive, voire héroïque, qui, au passage, esquinte gravement la gauche. Jaurès et Salengro feraient-ils oublier que les références idéologiques du FN sont plus proches de l’aryanisme ou d’un Drieu la Rochelle, ou encore d’un Lucien Rebatet [écrivain collaborationniste et antisémite, 1903-1972] ?
L’oubli et la substitution des noms ont un pouvoir sédatif puissant. Ils sont aptes à camoufler convenablement, derrière le « vote contestataire » ou « antisystème », la force d’un vote idéologique pour un parti qui n’a, en dépit des apparences, jamais renié ni son nom ni ses valeurs. Le FN s’appelle toujours le FN, et si on ne vote pas contre lui, on vote pour lui.
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