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mardi 14 février 2017

« J’arrive à 19 heures, il y a 50 patients et je suis la seule infirmière de garde »

LE MONDE  | Par 
A l’hôpital de Lens (Pas-de-Calais).

Je mets quelques instants à comprendre la situation. « Et elle vient à quelle heure, la deuxième infirmière ? », dis-je à celle qui prend la relève. Elle éclate de rire. « Mais, il n’y en a pas, Noémie ! » Bon. Alors on y va.

Je commence mon premier tour de garde à 19 h 30. Normalement, le second débute à minuit, mais à minuit, je viens à peine de terminer le premier. Pourquoi ? Parce que j’ai pris deux minutes avec chaque patient pour me présenter, leur expliquer comment m’appeler, leur dire jusqu’à quelle heure je suis là. C’est le minimum, mais c’est déjà trop long. Donc, je recommence à minuit, tout le monde transpire parce qu’on est en plein été et que la clim est en panne.


Ce soir-là, je suis en soins de suite et de réadaptation (SSR) dans une clinique toulousaine. Quand j’étais élève infirmière – c’est-à-dire il y a environ mille ans, à voir comme les choses ont changé depuis –, les SSR, c’était une sorte de maison de convalescence. Mais tout est tellement bouché désormais que c’est devenu la cour des miracles : on y envoie tous les patients en fin de chaîne, ceux dont on ne sait pas quoi faire, dont certains qui devraient être en soins palliatifs.


Je vérifie que mes patients ne sont pas morts


Justement, j’en ai trois ce jour-là, des patients en soins palliatifs, et comme je suis toute seule à l’étage, je passe toutes les heures pour vérifier qu’ils ne sont pas morts. Il y a une petite mamie qui ne ­respire pas bien ; elle fait un œdème. J’appelle le chef de service, qui ne veut pas ­venir. Donc je quitte le service pour emmener la dame aux urgences – je la brancarde toute seule, je la transfère et il faut négocier une demi-heure avec les urgences pour qu’ils la prennent.

Du coup, j’ai laissé mon étage sans surveillance pendant une heure. Je reviens : un patient est mort entre-temps. Un pauvre monsieur desséché comme un bout de bacon, mort sans que personne ne lui tienne la main.

Pour faire la toilette mortuaire, il faut constater le ­décès. J’appelle le chef de service, qui ne veut pas se déplacer. Aux urgences, ils n’ont pas le temps d’envoyer un médecin, ils me demandent de faire un électrocardiogramme et de leur envoyer pour qu’ils signent à distance. Il est 4 heures du matin, je me pose pour manger et faire pipi. A 7 heures, c’est la relève, ma journée est finie.


Infirmière, c’est un métier de merde, mais je l’adore


Voilà comment s’est passé mon retour dans les soins, après deux années d’interruption où j’étais directrice de crèche – c’est une possibilité pour les infirmières diplômées en puériculture. Et je peux vous dire que je n’ai pas reconnu le métier.

En 2011, j’avais fait un stage dans un autre SSR ; à l’époque il y avait trente-deux patients, on était deux et on leur distribuait des tisanes le soir. On avait le temps de les accompagner à la douche, de bavarder.

Les conditions ont changé, oui, mais je ne suis pas nostalgique, et encore moins blasée. Infirmière, c’est un métier de merde, mais je l’adore. Même dans les pires moments, je n’ai jamais eu un regret. Il suffit que je prenne le temps de laver les cheveux d’une dame, que je voie son plaisir à se faire masser la tête, à discuter, pour m’en rappeler – même si je chope quinze minutes de retard au passage !

Ce n’était pas une vocation. J’y ai pensé une première fois à 14 ans, quand ma mère a eu un cancer du sein. A l’hôpital, les infirmières étaient tellement disponibles. « Tous les métiers du monde sauf ça », m’a répondu ma mère. Elle avait fait l’école infirmière et savait à quel point c’était dur – elle avait effectué son stage auprès des syphilitiques…
Alors j’ai enfoui ça dans un coin de ma tête et j’ai assouvi les désirs d’études de mes parents – tous deux fonctionnaires, elle secrétaire et lui ouvrier professionnel, ils rêvaient que mon frère et moi fassions des études supérieures. J’ai fini par craquer, et mes parents ont compris, ils m’ont payé la prépa.


1 450 euros en CDI pour deux ans d’expérience


Une fois diplômée, j’ai tout fait : urgences, réa, bloc, néonat… J’étais curieuse de tout, et puis j’ai la bougeotte. Je ne voudrais surtout pas me lasser ou ­devenir aigrie et usée. C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de passer en libéral.

Je viens de racheter un cabinet, à Antibes (Alpes-Maritimes). Je ne vois pas du tout cela comme un renoncement, au contraire. Ça peut paraître drôle, mais à 29 ans, j’ai fait tant de choses que j’ai l’impression d’être une « vieille » infirmière : j’ai de l’expérience et je sais que je suis prête. Et puis, j’ai envie d’être maîtresse de mon temps – aujourd’hui, si j’ai envie de passer dix minutes à discuter avec une patiente, il n’y a personne pour me souffler dans la nuque.

Je gagne mieux ma vie : entre 3 000 et 3 500 euros net par mois, contre 1 450 en moyenne en contrat à durée indéterminée pour une infirmière de nuit avec deux ans d’expérience.

Mais surtout, je retrouve une vie, même en travaillant énormément. Parce qu’infirmière à l’hôpital, ce n’est pas comme dans Grey’s Anatomy. La réalité, c’est que vous bossez tellement qu’en rentrant, vous avez juste envie de vous écrouler. Vous mangez mal, vous dormez peu, vous partez en vacances quand on vous y autorise. J’avais conservé une vie sociale mais c’était un sacrifice : je mettais mon réveil à midi pour déjeuner avec des amis.


On n’a pas le temps de sortir, donc on se met sur ­Tinder


Quant à l’amour… Oui, c’est vrai, c’est un peu un baisodrome l’hôpital. Mais pour une relation sérieuse, mieux vaut avoir rencontré son compagnon avant de commencer à travailler, parce qu’après, c’est trop tard !

On n’a pas le temps de sortir, donc on se met sur ­Tinder ou AdopteUnMec, et là, je vous le dis, vaut mieux mettre un filtre sur la photo parce que les cernes ne pardonnent pas. Et puis les hommes prennent peur quand on leur dit qu’on bosse en réanimation.

Là, cela fait six mois que j’ai rencontré quelqu’un. J’ai envie de stabilité, d’avoir des enfants. Mais bon, je me ­connais, je sais très bien qu’un jour ou l’autre, je pourrais avoir envie de retourner à l’hôpital.

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