Se retrouver quelques jours en amoureux, débarrassé de toute contrainte familiale ? C’est le rêve de nombreux jeunes parents. Mais quand les petits s’éloignent, la culpabilité rapplique.
Ouvrons l’album photo de nos vacances en famille. Venise, sa magie, ses gondoles… et le lumbago à force de porter la poussette pour passer les ponts. Le val d’Aoste, ses chemins de randonnée bucoliques… et l’enfant endormi dans un sac à dos, la tête brinquebalante, lourd comme une pierre. La Guadeloupe, ses plages idylliques… et la poussée de fièvre du petit dernier, en plein cagnard.
Depuis, on ne rêve que d’une chose : partir sans eux. Rien qu’un peu. Histoire de renouer avec la vie sans contrainte – la vie d’avant –, celle où vacances rimaient avec grasse matinée, déjeuner à 15 heures, sieste, et, folie douce, lecture sur un transat.
L’envie a quelque chose de honteux, presque tabou. « Logique dans un pays où, depuis un demi-siècle, l’offre touristique est tournée vers la famille, avec des clubs comme Pierre & Vacances ou Belambra qui en ont fait leur fonds de commerce », précise Patrick Viceriat, secrétaire général de l’Association francophone des experts et scientifiques du tourisme (Afest). Comme si le fantôme de Léon Blum nous murmurait : « Si j’ai inventé les congés payés, c’est pour que vous profitiez de votre tribu, bande d’égoïstes ! »
Une pause nécessaire
Pourtant, les mœurs changent, et notre désir égoïste est partagé. Une étude récente (Harris Interactive pour Voyages-sncf, 2014) montre que 56 % des parents sont déjà partis en vacances sans leurs enfants. Aussi, 60 % des voyageurs européens sont des couples, dit un sondage réalisé par le tour-opérateur allemand TUI Group sur 9 000 clients.
« L’idée est nouvelle, mais elle semble bien intégrée : des pauses sans enfant sont nécessaires pour ne pas aller droit dans le mur, dans un quotidien où l’enfant, justement, prend beaucoup de place », explique Béatrice Copper-Royer, psychologue, spécialiste de l’enfance et de l’adolescence.
Mais attention, des règles tacites s’imposent : 80 % des Français qui partent sans enfant privilégient les courts séjours pendant l’année scolaire. Rome, Amsterdam, Florence, Barcelone… Les agences de voyage misent sur ces escapades de deux nuits, en février ou novembre.
En revanche, l’été, la famille reste sacrée. « Cette tendance va même en se renforçant, les grandes vacances étant de plus en plus centrées autour des enfants et des amis, au détriment d’un tourisme culturel », précise Jean-Didier Urbain, sociologue, spécialiste du tourisme.
Les grands-parents, messies de l’ère moderne
D’autant qu’il est parfois difficile de faire autrement. A qui confier les marmots ? Même les meilleurs des meilleurs amis ne se précipitent pas pour nous « décharger ». Reste donc les grands-parents, ces messies de l’ère moderne.
Problème : s’ils sont jeunes, ils travaillent encore. « Du coup, trouver un créneau où tout le monde est disponible devient un casse-tête, tableaux Excel et Doodle à l’appui », raconte François Robin, webmaster de 28 ans, père depuis un an.
S’ils sont à la retraite, il n’est pas exclu qu’ils passent eux-mêmes la moitié de l’année en croisière ou sur les îles (jaloux, nous ?). Et s’ils sont âgés ou fatigués, on veut les préserver.
« Depuis la naissance des enfants, mon mari et moi sommes partis une semaine à Istanbul, quelques jours à Iguazú, en Argentine… Ce n’est vraiment pas autant qu’on voudrait. Le problème, c’est qu’onfait plutôt appel aux grands-parents pour pouvoir bosser », raconte Vanina Fonseca Zas, psychologue clinicienne et mère de deux enfants de 7 et 4 ans.
Charlotte Patron, réalisatrice, a trouvé la parade : « Pour garder mes filles, les deux grands-mères viennent en même temps à la maison, comme ça, la charge est moins lourde. » Malin.« Peut-être que nous essaierons de partir hors vacances scolaires, pour que la journée, les enfants soient à l’école ou à la crèche. » Bref, pour préserver la manne « grand-parentale », il faut ruser.
Une culpabilité tapie, mais bien ancrée
Certains se débrouillent mieux que d’autres. Comme Eva Rouquié, responsable marketing et deux fois mère (7 et 3 ans), qui affiche au compteur « sans enfant » dix jours à Cuba, sept au Mali, dix à New York. Ou ce trentenaire papa d’une petite fille de 6 ans qui revient de trois semaines en amoureux à La Réunion. Trois semaines ! Respect et admiration. Pourquoi, alors, ne peut-on pas s’empêcher de lui lancer un perfide : « Ça n’a pas été trop long, d’abandonner la petite pendant vingt jours ? »
Le mot est lâché. Laisser son enfant de 2/4/6/8 ans pendant 2/4/6/8 jours, c’est l’abandonner ? Le priver du bonheur d’être avec ses parents, de découvrir le monde et ses richesses ?
Même les parents les plus « libérés », ceux qui n’aiment pas avouer leur culpabilité, savent qu’elle est là. Fourbe, tapie, mais bien ancrée. « La culpabilité des parents s’est déplacée,analyse Jean-Didier Urbain. Avant, elle portait sur l’accès au savoir, aux études. Maintenant, elle se focalise sur la présence. » « Pour se déculpabiliser, les gens de ma génération disaient que la qualité du temps passé avec les enfants prévalait sur la quantité ; aujourd’hui, les jeunes parents veulent les deux. C’est ambitieux », poursuit Béatrice Copper-Royer.
« Lorsque je mets ma fille à la garderie alors que je ne travaille pas, je culpabilise déjà. Alors imaginez pour des vacances ! », s’exclame Anne Bernard, institutrice. Cette médecin, elle, préfère mentir à ses deux enfants de 8 et 5 ans : « Quand on part en week-end une ou deux fois par an, on dit que c’est pour le travail. »
Bonne idée ? « Pas vraiment, estime Béatrice Copper-Royer. Il faut leur dire la vérité, et même expliquer à quel point on est heureux de passer des vacances en couple ou seul. L’enfant doit se rendre compte que ses parents ont d’autres univers affectifs. Ce n’est pas un sale coup qu’on leur fait. »
Prouver qu’on est une wonderwoman
Etre avec eux, être avec soi, être avec son conjoint ou sa conjointe, être… ou ne pas être. Nous voilà sans cesse tiraillés. Pour la psychothérapeute Isabelle Filliozat, il faut savoir parfois écouter ce que dit cette culpabilité : « Je vois beaucoup de patientes qui partent en week-end pour faire plaisir à leur conjoint, pour montrer qu’elles sont des wonderwomen, mais qui n’éprouvent pas vraiment l’envie de se séparer de leur enfant. Dans ces cas-là, les vacances ne sont bénéfiques pour personne ! »
On se souvient d’un week-end à Annecy, trois mois après la naissance du premier, où l’on avait passé quarante-huit heures… à regarder des vidéos de notre fils, la larme à l’œil. Ridicule.
Caroline Lumet, journaliste, a laissé sa fille de deux mois et demi pour un week-end en couple à Florence. « Au moment du décollage, j’ai éprouvé un pic de culpabilité : et s’il lui arrivait quoi que ce soit ? On est irresponsables, elle est trop petite, ça va nuire à son lien d’attachement. Je ressassais toutes mes lectures psy, le portage en écharpe, le cododo, les conseils des sages-femmes. » Mais aujourd’hui, la jeune maman de 30 ans est fière. « Fière d’avoir pu retrouver un moment d’intimité à deux, tout en laissant ma fille tisser un début de lien avec ses grands-parents. »
Pour Florence, c’était aussi le rêve de cette chercheuse pendant les longues nuits d’allaitement et de pleurs. « Je m’imaginais avec mon mec, au soleil, en terrasse, un Spritz à la main. Eh bien, le jour de mes 40 ans, le rêve est devenu réalité. Mes deux enfants étaient restés à Paris… et je vous jure que je n’ai pas culpabilisé une seconde. »
Conflit de loyauté
Il est vrai qu’on ressent un petit sentiment de victoire, une fois « l’acte » accompli. Sentiment qui s’estompe parfois au retour. « Pendant plusieurs mois, après notre voyage à La Réunion, notre fille s’est mise à nous réveiller régulièrement en pleine nuit, comme pour s’assurer qu’on était bien là », raconte ce papa.
« Ma fille, elle, a allègrement dessiné au feutre sur mes coussins tout neufs et sur le meuble TV, histoire d’exprimer sa colère », lance Charlotte Patron. Vanina Fonseca Zas se souvient que sa petite de 3 ans avait ensuite passé des journées à s’occuper « de sa copine imaginaire, Inga, très, très triste parce que ses parents n’étaient pas là ». Et revoilà la culpabilité.
Cela valait-il vraiment le coup ? Sont-ils traumatisés ? « C’est une réaction tout à fait normale,rétorque Béatrice Copper-Royer. Les enfants se rappellent juste au bon souvenir de leurs parents ! Après avoir passé du temps avec leurs grands-parents, par exemple, il y a comme un conflit de loyauté. Ils essayent de prendre le pouvoir. Puis ça passe. »
Isabelle Filliozat est plus réservée : « Le lien d’attachement, c’est quelque chose de biologique, de physiologique. Quand on se sépare de l’enfant, surtout s’il est petit, il ressent une forme d’insécurité, qu’il exprime soit par des peurs, soit par de l’agressivité. Si le retour est difficile, il faut s’interroger : le départ a-t-il été bien préparé ? Les parents ont-ils assez gardé le lien pendant les vacances ? On peut, par exemple, lui laisser une boîte avec un mot, un cadeau, une pensée à ouvrir chaque jour. »
Mais quand on rentre, ils le voient bien, les petits, que leurs parents en avaient besoin de ces vacances, non ? Que maman ne force plus sur l’anticernes, qu’elle prend plaisir à faire un puzzle, même un samedi à 7 heures du mat’, que papa prépare désormais des mojitos en rentrant du boulot, et regarde maman avec des yeux de merlan frit…
« Dans les vies urbaines d’aujourd’hui, les relations sont fragiles, le toi et moi a du mal à trouver sa place, analyse Jean-Didier Urbain. Ces vacances sans enfant sont salvatrices, elles permettent au couple de se ressourcer, parfois de se reconstruire. Ce n’est pas pour rien qu’on parle de tourisme thérapie. »Ceux qui (comme nous) s’apprêtent à passer l’été scotchés jour et nuit à leur progéniture apprécieront.
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