LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | | Par Pascale Santi, Sandrine Cabut et Nicolas Bourcier (à Orlando)
La nuit s’annonçait chaude et belle, elle s’est terminée dans un bain de sang. Il est 2 h 02 du matin lorsque Omar Mateen, armé d’un pistolet automatique et d’un fusil d’assaut, entre, ce dimanche 12 juin, par la porte de service du Pulse, un des hauts lieux de la nuit gay d’Orlando (Floride). Une série de rafales s’abat immédiatement sur la piste de danse. Les premières victimes s’écroulent. Une poignée des jeunes clients du club parviennent à sortir par la porte principale. Mais la grande majorité des quelque trois cents personnes présentes ce soir-là sont prises au piège. L’entreprise macabre de cet Américain d’origine afghane de 29 ans ne fait que commencer.
Dehors, vers 2 h 10, le premier blessé est transporté par des voisins aux urgences du centre médical régional d’Orlando. L’hôpital a la particularité d’être le plus important centre d’urgences traumatiques (« trauma center ») de la région. Il reçoit chaque nuit en moyenne quatre ou cinq patients blessés par balles. Surtout, il est situé à cinq pâtés de maisons du club, moins de deux minutes en voiture. Une chance inouïe pour les blessés, mais qui va mettre à rude épreuve les équipes de ce centre ultramoderne, pointant avec une acuité inédite les défis auxquels se trouvent aujourd’hui confrontés les services d’urgence.
Le diagnostic du premier patient ne laisse rien entrevoir de la catastrophe en cours, son état est stable. Au cours des cinq minutes suivantes, deux, trois puis cinq blessés sont amenés à l’hôpital dans un état bien plus critique. « La première véritable vague de blessés est arrivée vers 2 h 30, une vingtaine en tout, explique le docteur Gary Parrish, de permanence cette nuit-là. Normalement, nous recevons des alertes qui permettent au personnel de se préparer. Or, là, il n’y a eu aucune information auparavant, aucun signe, rien. »
Trier les patients au plus vite
En moins d’une demi-heure, les premiers médecins et plus d’une dizaine d’infirmières arrivent en renfort. Gary Parrish prend la décision de se placer en amont des urgences pour effectuer le tri des patients au plus vite. Huit blocs vont être ouverts simultanément. Les agents d’entretien s’emploient à les nettoyer au plus vite, afin que les chirurgiens puissent enchaîner les opérations. « A un moment, nous étions 90 personnes de l’hôpital – en plus des patients –dans le service des urgences », précise le médecin urgentiste Timothy Bullard.
La deuxième vague de blessés, bloqués dans le club par le tueur, arrivera à 5 heures, quelques minutes après l’assaut de la police. Malgré le chaos apparent, la plupart des médecins affirmeront, par la suite, que le plan d’urgence a fonctionné efficacement. Sur les 44 victimes amenées à l’hôpital, 9 sont décédées dans les cinq minutes après leur arrivée. Aucune n’a succombé à ses blessures dans les soixante-douze heures qui ont suivi l’attaque.
Une semaine après, 27 blessés sont toujours hospitalisés, dont 6 en soins intensifs. Appelé vers 2 h 30 du matin, le chirurgien Chadwick Smith a effectué 28 opérations dimanche, 8 lundi et encore 8 le lendemain. Avec autant de patients, précise Timothy Bullard, les choix médicaux critiques doivent être faits rapidement, poussant les médecins à agir d’une manière « plusagressive ».
Face à l’escalade des cas de fusillade de masse aux Etats-Unis depuis des années, une task force (« force d’intervention ») a été constituée en janvier pour déterminer les moyens à allouer à la prise en charge des victimes.
En France, beaucoup de personnes ont découvert l’existence de ces « trauma centers » lors des attentats du 13 novembre 2015. Ces attaques multisites à Paris et à Saint-Denis ont fait 130 morts, dont 90 au Bataclan, et 350 blessés physiques, entraînant un afflux massif, inédit, dans les hôpitaux, de victimes de ce type de lésions.
La plupart de ces personnes (302) ont été prises en charge dans des établissements de l’Assistance publique, dont près de la moitié dans l’un des cinq trauma centers de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris (AP-HP). Le sixième centre d’Ile-de-France, l’hôpital d’instruction des armées Percy, à Clamart, a, lui, accueilli 18 blessés. Selon un bilan intermédiaire, publié fin novembre 2015 dans la revue britannique The Lancet, très peu de décès secondaires ont été déplorés : 4 seulement sur les 302 patients hospitalisés à l’AP-HP, en incluant 2 morts à l’arrivée dans un établissement, alors que 76 d’entre eux étaient pourtant classés « urgence absolue ». « Le recueil de l’ensemble des données se termine, et l’analyse scientifique devrait être réalisée dans les semaines à venir », souligne le docteur Tobias Gauss, anesthésiste-réanimateur à l’hôpital Beaujon (AP-HP, Clichy).
Pas de chirurgie de guerre
L’expérience de l’Hôpital européen Georges-Pompidou (HEGP) a été présentée le 20 juin à Paris, lors d’une journée sur le thème de la médecine d’urgence face aux risques terroristes organisée par l’université Paris-Descartes et la Harvard Medical School.
Dans la nuit du 13 au 14 novembre, les équipes de Pompidou ont accueilli 41 victimes des attentats, dont plus de la moitié sont passées au bloc opératoire. « Nous prenons régulièrement en charge des blessés par balles, peut-être une vingtaine par an. Là, nous en avons vu arriver 22, avec des lésions multiples, en l’espace de trois heures, résume le professeur Emmanuel Masmejean, chef du service de chirurgie du membre supérieur au HEGP. Grâce à une mobilisation exemplaire du personnel, quatre blocs opératoires ont fonctionné simultanément et en continu pendant quarante-huit heures. Et malgré le contexte, nous avons pu éviter la “chirurgie de guerre”, y compris chez les blessés les plus graves. Cela veut dire que chacun a été pris en charge aussi bien que s’il avait été pris en charge isolément. » Et aucun patient n’est mort.
« Ces événements ont créé une pathologie assez nouvelle en France, les traumatismes pénétrants, c’est-à-dire avec une ou plusieurs plaies par arme à feu ou explosifs », explique le professeur Mathieu Raux, anesthésiste-réanimateur à la Pitié-Salpêtrière, l’hôpital qui a reçu le plus de victimes (53) cette nuit-là. « Aux Etats-Unis et en Amérique latine, les traumatismes pénétrants représentent 30 % à 40 % de tous les traumas. En Europe, la proportion est beaucoup plus faible. En Ile-de-France, avant les attentats de novembre 2015, les plaies par balles ne comptaient que pour 3 % des traumas », précise Tobias Gauss.
Au quotidien, les trauma centers accueillent principalement des accidents de la route (voiture, deux-roues…), des chutes… Les traumatismes sévères sont la première cause de mortalité et de morbidité du sujet jeune dans le monde. Il est donc nécessaire d’orienter les patients vers des centres hyperspécialisés. « Une seule lésion grave engageant le pronostic vital, par exemple un traumatisme crânien ou médullaire [de la moelle épinière], justifie une prise en charge en trauma center », insiste le docteur Anatole Harrois, anesthésiste-réanimateur à Bicêtre.
Au bloc dans la première heure
Les premiers trauma centers pour civils sont nés aux Etats-Unis en 1966, inspirés par la prise en charge des blessés au combat.Le principe : la rapidité, pour arriver au bloc opératoire dans la première heure, la golden hour. Une intervention chirurgicale précoce, permettant notamment d’arrêter des hémorragies, est en effet cruciale. L’efficacité a été démontrée dans une vaste étude américaine incluant 5 000 patients traumatisés, publiée en 2006 dans le New England Journal of Medicine. Le pronostic était plus favorable chez les individus pris en charge en trauma center que parmi ceux traités dans un hôpital non labellisé : 7,6 % contre 9,5 % pour la mortalité à l’hôpital, et 10,4 % contre 13,8 % pour la mortalité à un an.
Le système est organisé en trois niveaux, allant du niveau I, équipé pour réaliser 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, toutes les interventions chirurgicales y compris les plus spécialisées (neurochirurgie, chirurgie thoracique…), au niveau III, pour les cas plus simples.
En s’inspirant du modèle américain, la France a commencé à développer des trauma centers depuis une dizaine d’années. Il en existe actuellement une trentaine. L’organisation n’est pas complètement superposable au système américain.
Outre-Atlantique, la prise en charge préhospitalière est assurée par des paramédicaux. Le principe est celui du scoop and run (« charger et courir »), avec une priorité à la rapidité du transport et un minimum de gestes réalisés sur place. La France est le seul pays à avoir médicalisé ses ambulances, avec le système SAMU-SMUR, né à la fin des années 1970. Le principe est le stay and play (« rester et agir »), qui consiste à stabiliser l’état d’un blessé avant de le transporter. Depuis quelques années, les stratégies sont plus convergentes. En France, l’évolution se fait vers un système play and run, qui consiste à réduire les gestes sur place à l’essentiel, sans perdre de temps.
« Il ne faut surtout pas passer à côté de quelque chose de grave. Dans le doute, il faut accepter une part de surtriage, c’est-à-dire de prendre en charge dans un trauma center des patients qui, finalement, n’en auraient pas eu besoin», précise le professeur Jacques Duranteau, chef du service de réanimation à Bicêtre (AP-HP).
« A l’arrivée du blessé, tout est préparé à l’avance pour ne pas laisser de place à l’improvisation, explique le docteur Sophie Hamada, anesthésiste-réanimatrice à Bicêtre. Du sang O rhésus négatif est à disposition en cas de nécessité. » En salle de déchocage, l’objectif est de faire le diagnostic des urgences vitales immédiates et de décider de la stratégie la mieux adaptée. L’organisation est essentielle, check-list à l’appui. Elle nécessite d’importants moyens humains.
Rééduquer au plus tôt
« La rééducation doit commencer le plus tôt possible dans le parcours de soins, ce qui augmente le potentiel de récupération du blessé », ajoute le docteur Anne-Claire de Crouy, du service de rééducation post-réanimation (SRPR) de Bicêtre. « Cette structure permet d’avoir un lien permanent entre les réanimateurs et les rééducateurs », précise le professeur Duranteau.
Au-delà des soins techniques, les familles sont depuis quelques années au centre d’une grande attention des équipes. « Il faut parfois expliquer l’impensable avec le risque de décès, de séquelles. C’est bien plus difficile que de réanimer un patient en train de mourir », concède le docteur Hamada. En état de sidération, les familles veulent à la fois la vérité et de la bienveillance. « Les proches ont besoin d’être écoutés, rassurés, et parfois de bras pour s’y blottir », explique Peggy Eme, chargée de l’accueil à Bicêtre, qui est aussi un relais d’informations entre proches et soignants. « Il y a d’abord le choc de l’accident, puis le deuxième choc de l’annonce des lésions, avec de lourdes séquelles possibles, puis l’annonce du besoin de rééducation et de soins pendant des années », résume le docteur Crouy. C’est la vie d’avant qui bascule.
Objectif : un réseau national
Pour tous ces spécialistes, l’objectif est désormais un réseau national, avec une labellisation par les tutelles. On en est encore loin. « Force est de constater qu’en France, de tels réseaux de traumatologie n’existent pas de manière réglementaire », expliquaient Mathieu Raux et Tobias Gauss dans un éditorial publié par les Annales françaises de médecine d’urgence, en octobre 2015. « Il n’existe pas de maillage couvrant l’ensemble du territoire (…). Ce déficit conduit à une prise en charge très hétérogène et potentiellement délétère pour le devenir de certains patients », poursuivaient-ils.
Le docteur Gauss cite l’exemple d’une femme victime d’un grave accident dans une région où le premier trauma center était à 200 kilomètres. Elle n’y a été admise que cinq heures plus tard et elle est décédée à l’arrivée.
La région Rhône-Alpes a été la première à s’organiser, il y a une dizaine d’années. Un réseau est aussi constitué entre les six centres d’Ile-de-France : Beaujon, Bicêtre, la Pitié-Salpêtrière, Henri-Mondor, le HEGP et l’hôpital militaire Percy. « Nous devons établir une vraie chaîne de soin comparable à ce qui existe dans l’arrêt cardiaque », plaide Jacques Duranteau, de Bicêtre.
En pratique, le système fonctionne beaucoup sur la bonne volonté des équipes. Cela a été le cas pour la création et le suivi d’un registre des patients, appelé « trauma base », créé en 2010. D’abord à l’échelle de l’hôpital Beaujon, il a incorporé progressivement les cinq autres centres franciliens. Des centres de province participent désormais à ce réseau.
Au total, 8 000 patients y sont aujourd’hui recensés, une vingtaine de projets de recherche clinique sont en cours ou ont abouti. « Ces données sont précieuses pour évaluer l’efficacité du système de soins et faire de la recherche clinique, observationnelle et interventionnelle », souligne Tobias Gauss. La trauma base est soutenue financièrement par l’agence régionale de santé d’Ile-de-France, mais pas de façon pérenne. « L’extension de ce registre de traumatologie régional au niveau national impliquera un financement par des fonds nationaux ou des partenariats extérieurs », prévoit cette agence.
Les événements du 13 novembre ont fait évoluer dans le bon sens l’organisation des soins, estiment les acteurs de terrain, qui notent une meilleure articulation entre le SAMU et les hôpitaux, notamment les trauma centers. « Surtout, insiste Tobias Gauss, il y a une volonté de construire de la part de tous les acteurs. »
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire