La communication sur les nouveaux programmes de 2016 a été phagocytée par l’annonce de la dictée quotidienne. Il y a là une concession du ministère aux nostalgiques du bon vieux temps ainsi qu’une habileté rhétorique des communicants qui ont mis en avant une mesure populaire dans l’opinion publique pour s’exonérer d’une analyse précise des nouveaux textes.
Certains ont pu y voir une victoire des anti-pédagogues avant de s’apercevoir que ces derniers n’avaient rien perdu de leur hargne. Quant aux organisations professionnelles, elles n’ont pas manqué de pointer le caractère méprisant de cette annonce et de dénoncer l’autoritarisme latent dont elle est porteuse.
Les mouvements pédagogiques sont montés au créneau pour rappeler qu’ils travaillaient sur l’acquisition de l’orthographe et que la dictée était plus un exercice d’évaluation que d’acquisition.
Mais beaucoup d’enseignants se sont demandé ce qu’allait être cette nouvelle dictée : ils savent qu’au-delà de la nécessité de rappeler l’importance de l’orthographe et de fixer l’attention des élèves sur cette question dans des moments ritualisés, il y a mille et une manières de faire des dictées. En les préparant ou sans les préparer, en les corrigeant collectivement ou individuellement, sur des textes courts ou longs, techniques ou littéraires, empruntés au patrimoine ou écrits par les élèves eux-mêmes, en utilisant ou non le numérique, en remettant au goût du jour la pratique des dictées muettes individualisées selon le niveau de chacun.
Ecriture : un caractère irréversible
Mais toutes ces réactions me paraissent laisser de côté une question fondamentale. Qui peut nier que prendre la plume reste pour beaucoup d’adultes anxiogène ? Et ce n’est pas seulement parce que le maniement de la langue française est complexe, mais surtout parce que l’écriture fixe quelque chose de soi et comporte toujours un caractère irréversible : il faut rendre le cahier ou la copie, terminer un article et appuyer sur le bouton envoyer de la messagerie, remettre un manuscrit à un éditeur.
Tout cela inquiète et peut même paralyser la personne si elle n’est pas mue par ce que Gaston Bachelard appelait un « intérêt fabuleux », un de ces intérêts qui permettent aux humains de braver les obstacles les plus difficiles. Or, pour beaucoup d’élèves, écrire n’est pas un « projet fabuleux », c’est une souffrance banale.
L’écrit invite le récepteur à répondre à l’écrit, à surseoir à la violence physique, à entrer dans un monde « où l’on se parle » et où la parole ne se perd pas ou se perd moins dans l’insignifiance
Et nous ne les réconcilierons pas avec l’écrit si nous ne faisons pas avec eux l’expérience fondatrice de l’écriture comme libération : libération de la mémoire pour les premiers humains qui ont consigné les premières listes dans les premiers registres ; libération de l’urgence quand ils ont découvert qu’on pouvait mûrir une expression et échapper aux approximations inévitables de l’immédiateté orale ; libération de la pensée quand ils se sont aperçus que l’écriture constituait un moyen précieux de structurer une démonstration ou un récit ; libération de l’imagination quand on a appris à transformer les belles contraintes de la langue en ressources pour la pensée ; libération de l’enfermement dans un territoire quand on a pu s’adresser à ceux et celles qui étaient loin de nous ; libération de la fugacité du temps puisque l’écrit survit à l’écriture et répond au « dur désir de durer », comme disait Paul Eluard ; libération des échanges, enfin, puisque l’écrit permet aux humains d’échapper à la tentation d’avoir le dernier mot.
L’écrit invite le récepteur à répondre à l’écrit, à surseoir à la violence physique, à entrer dans un monde « où l’on se parle » et où la parole ne se perd pas ou se perd moins dans l’insignifiance. Mais on dira que tout cela n’est pas pour les élèves de classes primaires. Les fonctions supérieures de l’écrit supposeraient pour y accéder, un apprentissage technique préalable que les enfants devraient effectuer « sans discuter ». Former des lettres et des mots, comprendre comment ils s’agencent, apprendre du vocabulaire, maîtriser l’orthographe et la grammaire seraient des compétences à acquérir avant d’« entrer dans l’écrit ».
Amnésie pédagogique et cécité
Et, pour justifier ce point de vue, on ridiculise ceux qui prétendent s’appuyer sur la liberté d’expression de l’enfant alors que les outils mêmes de cette expression ne sont pas acquis : « Comment voulez-vous que l’enfant s’exprime par écrit s’il ne maîtrise pas les règles de l’écriture ? La liberté que vous lui octroyez ainsi n’est qu’une liberté du vide ! » C’est exact ! Mais cela reste prisonnier de la théorie des préalables. Car, entre l’intention et l’outil, aucun des deux n’est le préalable de l’autre : l’intention et l’outil se travaillent ensemble dans des situations pédagogiques qui donnent des « prises » à l’intention et des « finalités » à l’outil. C’est ce que les pédagogues n’ont cessé de dire et de mettre en œuvre. C’est ce qui est encore trop souvent ignoré, tant l’amnésie pédagogique est grande aujourd’hui.
Et cette amnésie s’accompagne d’une véritable cécité sur l’écart entre ce que nous demandons à l’école et ce que la société pratique au quotidien. Quand les adultes ont déserté l’écriture longue, le récit et la démonstration, quand la course au slogan et à la formule l’emporte sur l’analyse rigoureuse, quand il faut faire court et vite pour avoir une chance d’être entendu, quand la correspondance ou le journal intime sont ringardisés chez les uns et deviennent un outil de distinction chez les autres, comment demander à nos enseignants de redresser la barre ?
La cause de l’écrit n’est pas seulement une cause scolaire. Elle est aussi sociale et sociétale. La répartition de la lecture et de l’écriture en France est bien plus inégalitaire encore que celle de l’argent. Raison de plus pour ne pas se contenter de dictées quotidiennes mais pour engager une véritable réflexion pédagogique sur « l’entrée dans l’écrit ». Raison de plus pour faire de l’accès à l’écrit une grande cause nationale.
A quand la relance des journaux de quartiers, l’aide aux médias alternatifs et la priorité à la belle langue, même dans nos administrations ? A quand de grands concours de nouvelles et de lettres d’amour ? Pour le plaisir des mots et l’avenir de la démocratie.
Philippe Meirieu (Pédagogue, vice-président EELV de la région Rhône-Alpes)
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