La rue serait-elle devenue un univers masculin ? Avec ses commerces, ses cafés, ses squares et ses terrains de jeux, l'espace public apparaît ouvert et mixte. Pourtant, plusieurs études et expériences montrent que la ville demeure un lieu sexué. Où l'on se croise mais où on ne partage pas la même liberté de mouvement selon qu'on soit femme ou homme. Et où des « murs invisibles » sont dressés à l'encontre de celles qui tentent d'y évoluer. Une réalité plus prégnante encore en banlieue.
Selon une étude de l'Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus), plus d'une femme sur trois éprouve un « sentiment d'insécurité » dans son quartier, contre une femme sur cinq dans les centres-villes. Et d'après l'enquête de victimation annuelle réalisée par l'Institut d'aménagement et d'urbanisme d'Ile-de-France auprès de 10 500 femmes, la peur fait partie du vécu de 69 % des Franciliennes, « au moins de temps en temps »le soir.
Si les agressions ne sont pas plus fréquentes ni nombreuses dans les cités, cette sensation y est cependant plus ancrée : « Il n'y a pas plus de harcèlement en banlieue mais l'effet grand ensemble y est patent. Le contrôle social collectif qui s'exerce au bas des tours est plus fort qu'ailleurs », remarque le géographe Yves Raibaud. Or, observent les sociologues, le sentiment d'insécurité provient beaucoup des injonctions sociales que les femmes reçoivent – leur place n'est pas dehors, dans la rue.
ELLES SONT EN MOUVEMENT, FLÂNENT RAREMENT
Selon le sexe, l'usage de la rue n'est donc pas le même : les hommes occupent les trottoirs, les cafés, les bas d'immeubles de manière statique ; les femmes, elles, ne stationnent pas. Elles sont en mouvement, flânant rarement et évitant les lieux trop masculins. Leur usage de la rue est plus pratique que ludique : aller chez le médecin ou au métro pour rejoindre son travail, faire ses courses…
C'est ce qu'a pu mettre au jour l'ethnologue-urbaniste Marie-Christine Hohm dans une étude réalisée en 2012 dans le quartier du Grand Parc, dans le nord de Bordeaux, auprès de femmes recrutées en trois groupes : lycéennes et étudiantes, femmes précaires et isolées, et seniors. Toutes avaient une « carte mentale » de leur quartier avec des rues fréquentées et d'autres à éviter, a noté cette responsable de l'Agence d'urbanisme de Bordeaux métropole Aquitaine.
Jeunes ou plus anciennes, elles adoptent des stratégies pour ne pas se faire remarquer et être tranquilles, surtout le soir. Vêtements passe-partout, baskets, marchant vite sans répondre aux interpellations, un baladeur sur les oreilles. Elles sortent de préférence en groupe. Dans les transports, elles s'assoient près du chauffeur. « Les femmes ne se sentent pas légitimes dans l'espace public. Elles n'y sont pas avec la même insouciance », assure Mme Hohm.
75 % DES BUDGETS PUBLICS POUR LES GARÇONS
Les politiques d'aménagement ont renforcé cet aspect sexué de la ville avec une géographie de lieux de loisirs essentiellement masculine. On sait que les cafés restent majoritairement fréquentés par les hommes. Mais pas seulement. Terrains de pétanque pour les seniors, city stades, skateparks, terrains de football, studios de répétition… autant d'espaces où les femmes sont absentes.
75 % des budgets publics servent à financer les loisirs des garçons, a ainsi constaté M. Raibaud. « Or en consacrant des espaces virils et dominants, on renforce la présence des hommes dans l'espace public », remarque-t-il.
Cette tendance s'inscrit aussi dans les politiques locales en direction de la jeunesse : les équipements comme les dispositifs de loisirs sont pensés pour les garçons. Edith Maruéjouls, doctorante à l'université de Bordeaux a ainsi montré, en mêlant toutes les activités proposées dans une commune populaire de l'agglomération – sections sportives, accueil loisirs, maisons de jeunes, écoles de musique et de danse, médiathèques – que 60 % sont fréquentées par des garçons. Avec 100 % pour les terrains de sports d'accès libre, ou encore 70 % pour les séjours d'été organisés pour les jeunes de banlieue, les maisons de quartier ou de jeunes.
Les filles, elles, disparaissent de ces structures à l'entrée du collège. « Cela interroge sur les stéréotypes. Il faut que les pouvoirs publics se demandent pourquoi le sport pratiqué de manière mixte au collège, ne l'est pas à l'extérieur », insiste la sociogéographe. Pour l'heure, la prise de conscience de cette ville genrée n'est qu'embryonnaire.
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