Chaque époque a sa maladie, une maladie envahissante, effrayante, qui s’impose et contre laquelle on ne sait pas lutter… Jusqu’à ce que science, hygiène et médecine en viennent à bout, au moins provisoirement, et qu’une autre la remplace… On se souvient de la lèpre, de la peste et de ses épidémies, de la tuberculose du XIXe et XXe siècle, du sida de la fin du XXe… Il se pourrait bien qu’une autre maladie s’impose déjà comme une maladie pour notre temps, pour notre époque : la maladie d’Alzheimer.
Mais que savons-nous, au fond, de cette «maladie d’Alzheimer ?» Les pistes sur lesquelles on travaillait depuis une quinzaine d’années se sont avérées, disons, insuffisantes… Les quelques médicaments dont on disposait, et dont nous pensions qu’ils retarderaient l’évolution de la maladie, sont désormais considérés comme à peu près inefficaces, à tout le moins très insuffisants, et il nous faut redéployer les recherches dans toutes les directions.
Alors ? Et si la maladie d’Alzheimer était non seulement ce qu’elle est, cette maladie redoutée, redoutable, qui touche en France près d’un million de personnes, maladie impliquant une dégénérescence cognitive mais également autre chose… Autre chose dont nous n’osons pas parler, dont la médecine ne rendrait pas précisément compte, et qui parlerait non seulement du malade qui est censé en être atteint, mais aussi de la société dans laquelle nous vivons et où le malade doit être pris en considération. Et si la société était malade d’Alzheimer ?
Désorientation dans le temps et dans l’espace, amnésie, troubles du langage, difficultés à établir ou maintenir des relations, perturbations identitaires, errance : symptômes de la maladie ou de la société ? Notre société souffre de désorientation dans le temps : nous n’avons jamais vécu aussi longtemps, nous n’avons jamais autant manqué de temps… Notre rapport au temps est désormais construit sur l’instant, l’éphémère. Société du «temps réel» qui ne supporte ni durée ni délai, société de l’immédiateté, du jetable, qui construit «l’obsolescence programmée» et qui, paradoxalement, tente d’inventer le développement durable…
Notre société souffre de désorientation dans l’espace… Que ferions-nous désormais sans nos GPS et autres systèmes de géolocalisation ? Comment pourrions-nous nous orienter dans ces ensembles périurbains où, de rocades en périphériques, nous devons accepter de nous éloigner pour nous rapprocher, de tourner à droite pour aller à gauche, de voir le temps de parcours restant augmenter alors que la distance à parcourir diminue… Désorientation dans cet espace où nous ne voyageons plus mais où nous nous déplaçons, dans des paysages identiques et non identifiables, dormant partout dans le même hôtel, consommant partout le même petit «déjeuner continental», etc. Cette société désorientée perd la mémoire et confond information et souvenir, au point de considérer la capacité de stockage d’un ordinateur comme une «mémoire vive» ! Pas étonnant que la nôtre se perde et qu’il nous faille agiter un «devoir de mémoire» sans lequel nous aurions déjà oublié une partie de notre histoire.
Désorientés, amnésiques, comment ne connaîtrions-nous pas des troubles du langage ? Pourtant nous développons une extraordinaire capacité à parler pour ne rien dire et à enchaîner, outre des «éléments de langage» vides de sens, des stéréotypes verbaux qui permettent de se faire croire que l’on dit quelque chose alors qu’on ne dit rien… «Tout à fait, c’est juste énorme…» Et nous n’évoquons même pas là le vide abyssal des chats qui envahissent les réseaux dits sociaux… C’est que l’essentiel n’est plus d’être en relation, mais en connexion, toujours déconnexion possible, société de la déliaison où nous ne sommes plus jamais seuls mais certainement plus seuls que jamais !
Sans la certitude durable de la relation aux autres, sans enracinement, nouveaux nomades flottant dans la société du virtuel, de la dispersion, nous voici perturbés dans notre identité, confondant identité et traçabilité. Les mêmes instruments qui nous tracent servent à contenir les malades d’Alzheimer dans un espace que l’on prétend «sécurisé» (nouveau synonyme de fermé), la puce RFID a de beaux jours devant elle…
De quoi nous parlent les malades d’Alzheimer ? De leur souffrance, bien sûr, et de celle de leur entourage, qui chercherait à le nier ? Mais au delà, si nous voulons bien, un instant, écouter ce qu’ils nous disent dans une sorte de silence assourdissant, ils nous parlent d’une société malade… Désorientée dans le temps et dans l’espace, amnésique, présentant des troubles du langage, des difficultés à établir ou maintenir des relations, perturbée dans son identité, etc. Et nous aurions l’arrogance de les dire déments ! Ecoutons-les, ils nous rendent un inestimable service…
Auteur du livre : «la Société malade d’Alzheimer», éditions érès, mai 2014.
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