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dimanche 13 avril 2014

Babel résiste encore

LE MONDE DES LIVRES | Par 
Sergio Aquindo
 Mallarmé, en son temps, eut cette triste formule : « Les langues imparfaites en cela que plusieurs. » C’est exactement l’inverse qu’il faut dire. Car la multiplicité des langues, leur disparité, leurs dissemblances, constituent la perfection du monde humain, qui consiste à n’être ni uniforme ni uniformisable.
Cette diversité irréductible, dit-on, serait en péril. Non seulement parce que des langues disparaissent, par centaines, de décennie en décennie, mais aussi parce que la mondialisation affecte les mots, les idées, les institutions tout autant que les vêtements, les aliments et les machines à communiquer. L’occidentalisation de la planète n’est pas simple affaire d’ordinateurs et de flux financiers. Elle passe également par la conviction insidieuse, devenue tellement banale qu’on ne l’interroge pas, que nous partageons, partout, les mêmes notions de base. Or, ce n’est pas vrai.
Pour preuve : l’enquête, aussi savante que passionnante, dirigée, sous le titre Tour du monde des concepts, par le juriste et psychanalyste Pierre Legendre. Son dispositif de départ est simple et ingénieux. Et le résultat, étonnant, incite à d’innombrables réflexions. Prenez neuf univers linguistiques, tous porteurs de cartes mentales spécifiques, de décisions singulières dans leurs manières de dire et de classer le réel. Demandez, pour chacun de ces univers de mots et d’idées, à un spécialiste incontesté d’expliquer quels termes et quelles notions correspondent à des concepts que nous tenons, naïvement, pour universels.

La surprise est prévisible, mais n’en demeure pas moins vive – notamment quand on découvre que les termes qui fondent les institutions internationales (« Etat », « loi », « contrat », « société »…) sont loin de pouvoir être importés tels quels dans des univers linguistiques non occidentaux.
VIVE SURPRISE
Au fil des pages, on touche presque du doigt ce fait majeur, aisé à constater, mais complexe à déchiffrer : « nature » ou « religion », par exemple, n’ont pas de synonyme exact d’une « langue-monde » à une autre. Ainsi, en hindi, prakriti (« ce qui a été fait ») ne dit pas exactement ce que nous entendons par « nature », pas plus que dharma (l’ordre du monde et les devoirs qu’il implique) ne correspond à « religion ».
Les contenus de pensée auxquels renvoient les termes japonais, chinois ou africains, eux aussi s’ajustent mal, disent autre chose, expriment des rapports différents à l’environnement, au corps, aux autres, aux dieux…
On peut donc considérer ce volume, en premier lieu, comme une machine à voyager dans la pensée. On y suit en effet, pas à pas, les transformations de mots-repères que nous tenons hâtivement pour homogènes sous toutes les latitudes. D’une langue à une autre, le sens se révèle au contraire sujet à quantité de métamorphoses et anamorphoses, ruptures et disjonctions.
Neuf termes clés et, pour neuf langues, pratiquement tous leurs « non-équivalents » sont recensés, sur plus de 400 pages, par d’éminents savants dans cette peu ordinaire encyclopédie des différences. Elle invente, somme toute, l’inverse d’une méthode Assimil : le dépaysement sans peine. A tout lecteur, quelle que soit sa langue natale, l’ensemble réservera inévitablement des surprises, des enseignements, des pistes de réflexion sans nombre. De ce point de vue, c’est une réussite incontestable.
DIVERSITÉ IRRÉDUCTIBLE
Plus incertaine, en revanche, demeure la signification de cet ensemble. Dans son introduction, Pierre Legendre place ce « voyage dans les profondeurs linguistiques » sous le signe d’un parti pris s’opposant ardemment à « l’historicité euro-américaine ». A l’uniformisation déshumanisante des esprits et des peuples – qu’installent le capitalisme mondialisé, ses techniques et ses notions – s’opposerait, si l’on comprend bien, la diversité irréductible de la pluralité des langues et des pensées.
La lecture de ce foisonnant volume laisse pourtant place à bien d’autres analyses possibles. A partir des mêmes matériaux, rien n’empêche en effet de conclure que la diversité des mondes et le libéralisme ne puissent faire bon ménage, voire se renforcer mutuellement. La pellicule mondialisée et la richesse de Babel s’affrontent-elles, dans une lutte sans merci ? Sont-elles au contraire compatibles, voire complices ? Un livre jamais n’abolira la question. Celui-ci a le mérite d’y conduire.

Tour du monde des concepts, sous la direction de Pierre Legendre, Fayard, « Poids et mesures du monde », 444 p., 23 €.

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