Par Laetitia Clavreul
Quand Mélanie (un prénom d'emprunt) entend son mari monter à l'étage, où elle a son petit bureau, elle se demande encore parfois si elle a bien caché les bouteilles. Il n'y en a plus, pourtant, depuis 2012, date à laquelle elle a testé le Baclofène, ce décontractant musculaire qui peut couper l'envie de boire. Pendant trente ans, la dépendance à l'alcool a fait partie de son quotidien.
Cette très jolie femme de 61 ans a donné rendez-vous au bar d'un hôtel chic, non loin de Paris. Un lieu en adéquation avec son style élégant et son milieu aisé. Cette Allemande a connu une belle carrière dans sa jeunesse, avant de rencontrer, au sein de la société informatique où elle travaillait un cadre venu de France. Elle le suit et retrouve des postes grâce à sa bonne maîtrise de l'anglais, puis préfère rester au foyer et se consacrer à la musique.
L'image est lisse, rien ne laisse deviner l'envers du décor. « Mon mari dit que j'ai deux personnalités, la sobre et l'autre », résume-t-elle. Une part sombre, qui lui a fait développer bien des stratégies pour boire en toute discrétion ou faire semblant de ne pas avoir oublié la conversation de la veille, qui a mal tourné. Durant les dernières années, elle buvait deux bouteilles et demi de vin par soir. Quand elle commençait, elle ne pouvait plus s'arrêter. Jamais elle n'a bu seule devant son homme : « Il aurait voulu en discuter, cela m'aurait gâché le plaisir. » Il a supporté les soirées où elle se saoulait devant ses collègues, la crainte à chaque voyage d'affaires. Un jour, alors qu'il était parti raccompagner un ami, elle s'est cassé le col du fémur, devant la maison.
En public, Mélanie savait se tenir, n'était pas agressive. C'était parfois différent à la maison. Pendant vingt-six ans, son mari l'a soutenue, c'était pourtant « de pire en pire ». « C'est un amour. »Elle le sait inquiet : « Parfois, il n'arrive pas à croire que c'est définitif, que le miracle est arrivé. »
Mélanie commence à boire avec des proches, à 17 ans, après avoir quitté le domicile familial. Elle travaille quelques années dans une compagnie aérienne, puis devient barmaid dans une discothèque. Elle aime « l'atmosphère de la nuit ». Cigarettes à gogo, verres offerts par les clients, un peu de cocaïne. C'est l'époque où elle boit « de la bière pour la soif, de l'alcool fort pour le plaisir ». Vers 30 ans, elle arrête, devient assistante de direction. S'alcoolise le soir. Elle se marie, arrive en France, veut en finir avec ses addictions. Elle réussit… « sauf pour l'alcool ». « Je ne parlais pas français, j'avais le mal du pays. J'avais pitié de moi-même et plein de bonnes raisons de boire. »
RISQUES DE RECHUTES
Arrêter, elle l'a fortement voulu. Elle tenait trois jours, jamais plus. Elle égrène les thérapies suivies. La première thérapeute ne connaissait rien à l'alcool. Elle avait été conseillée par leur médecin, contacté par son mari « après un breakdown ». Trois autres n'ont pas été concluantes : « Une fois que j'avais vidé mon sac, ça tournait en rond. J'attendais qu'on me pose LA question à laquelle je n'avais jamais pensé, qu'il y ait un déclic. Cela n'a pas été le cas. » On lui prescrivait alors des médicaments, « Aotal, Valium, Lysanxia ». Sans succès.
Elle n'a jamais cru aux cures. Trop de risques de rechute. « Je savais que ce n'était pas le sevrage corporel qui pourrait me sauver. En vacances, je ne pouvais pas boire sans être vue, mon corps était clean. Mais ma tête ne suivait pas. » Elle a tenté l'hypnose, qui lui a permis d'arrêter le whisky. Pas le vin.
Jusqu'en mai 2012, où elle découvre le Baclofène. Pas grâce à un médecin, mais dans un dossier du Nouvel Observateur, dans lequel est interrogé le psychiatre Bernard Granger, qui en prescrit. « Au premier rendez-vous, je lui ai dit directement : j'ai tout essayé, je suis là pour avoir du Baclofène. » Elle l'aura en juin.
DÉLIVRANCE
Elle commence par un comprimé, puis plus. Pendant deux mois, cela n'a aucun impact sur sa consommation. Elle est fatiguée, a quelques vertiges. C'était déjà le cas avant. Elle persiste, et le 19 août, c'est la délivrance : « Je n'ai plus eu envie de boire, j'étais même un peu dégoûtée. » Elle prenait 5 comprimés trois fois par jour, soit 150 mg. Un an après, elle était à 180. Elle est depuis redescendue à 90. Il lui arrive de boire un verre avec son mari.« Du vin rouge, parce que c'est bon pour la santé !, s'amuse-t-elle. Mais je n'ai pas envie de me saouler. » Même en cas de tristesse, ce n'est plus la solution.
Elle a lu Le Dernier Verre, du docteur Ameisen. « Ce livre m'a fait pleurer, parce que je me suis retrouvée et sentie comprise. » Elle avait jusque-là réussi à raconter son épreuve avec sang-froid, et laisse d'un coup échapper des larmes. Jamais elle n'a parlé de sa dépendance à quiconque – seuls sa famille et ses amis allemands savent. « En France, l'alcoolisme est vu comme une lâcheté, et les gens croient qu'il existe pour tous une prise en charge thérapeutique. »
Elle remercie son corps de ne jamais l'avoir lâchée, et dit simplement que son existence est devenue « beaucoup plus facile » : « C'est une grande partie de ma vie que j'ai perdue. Il y a trente ans de trous noirs. » Le couple n'a pas eu d'enfants. « Je ne crois pas que cela aurait été compatible avec la maladie », glisse-t-elle. L'envie d'ivresse a disparu, mais elle se définit « toujours comme alcoolique ». Peut-être prendra-t-elle du baclofène à vie. En allant comme aujourd'hui le chercher « à la pharmacie ». Pas à « sa » pharmacie, pour éviter questions et réflexions.
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