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Dans son livre «Golden Holocaust», l’Américain Robert N. Proctor démonte, des millions de documents à l’appui, des décennies de stratégies assassines.
«C’était en 1970, j’avais 16 ans, et nous avions été conviés au lycée dans l’auditorium pour écouter un représentant de l’industrie du tabac… Son message était clair : fumer, ce n’est pas pour les jeunes, c’est un choix d’adulte, répétait-il. Fumer, c’était comme boire, conduire ou faire l’amour… Notre tour viendrait plus tard.» Un exemple parmi d’autres du magnifique savoir faire de «Big Tobacco». Ou comment donner envie de fumer sans en avoir l’air.
Mais, voilà, l’un des lycéens qui écoutait ce jour-là est peut-être resté un enfant. Robert N. Proctor est, en tout cas, devenu professeur d’histoire des sciences à l’Université de Stanford, à San Francisco. Et il vient d’achever un voyage aussi passionnant que terrifiant dans Golden Holocaust, démontant l’ahurissante escroquerie de la… cigarette. Sept cents pages qui provoquent de l’effroi. Comme un réquisitoire sans appel.
Publié il y a deux ans aux Etats-Unis, ce document sort cette semaine aux Editions des Equateurs, grâce à la Mutualité française. Avec une question qui court tout au long de cette enquête : «Comment sommes-nous entrés dans ce monde où des millions d’individus meurent d’avoir fumé, pendant que la majorité des hommes et des femmes qui sont au pouvoir ferment les yeux ? Comment l’industrie du tabac a-t-elle réussi à s’attirer les bonnes grâces des gouvernements et à faire de la défense de la liberté le socle de sa rhétorique ?» En écho, ces chiffres : chaque année, il se fume 6 000 milliards de cigarettes, ce qui équivaut à une cigarette de plus de 480 millions de kilomètres de long, avec au final 60 000 tonnes de goudron au fond des poumons des fumeurs. D’autres chiffres ? 150 millions de Chinois vont mourir à cause du tabac, on estime que 100 millions de personnes en sont mortes au XXe siècle. La cigarette pourrait encore faire un milliard de morts au XXIe siècle si rien ne change.
Tous ces faits et méfaits sont en partie connus. Mais l’énorme nouveauté de ce travail c’est que Robert N. Proctor a eu accès à des millions de données. On s’en souvient peu de ce côté-ci de l’Atlantique, mais en 1998 un accord (le Master Settlement Agreement) avait clos, aux Etats-Unis, les poursuites engagées par 46 Etats américains contre les cigarettiers. Cet accord comprenait un volet financier (188 milliards d’euros d’indemnisations aux fumeurs, échelonnés sur deux décennies), mais il ordonnait aussi la mise dans le domaine public des secrets de l’industrie.
Encore fallait-il s’y plonger. Des millions de documents, recouvrant plus de cinq décennies, ont été exhumés des armoires des grands cigarettiers et confiés à l’Université de Californie à San Francisco, chargée de bâtir la Legacy Tobacco Documents Library. Soit 13 millions de documents. C’est à partir de ces archives que Robert N. Proctor a construit son histoire globale de la cigarette. Reconstituant, pour reprendre le sous-titre de son ouvrage : «La conspiration des industriels du tabac».
L’ÉTINCELLE DES ALLUMETTES
On attaque par l’histoire. Ou comment la cigarette, guère répandue avant le XXe siècle, est devenue un objet de masse. Avant, il y avait la pipe surtout, les cigares aussi, et le tabac à rouler pour le petit peuple. Robert N. Proctor pointe avec méticulosité tous les épisodes et rouages qui, à la fin du XIXe-début du XXe, vont construire ce succès commercial unique.
D’abord, il y a «l’invention du séchage à chaud, qui va rendre l’inhalation de la fumée possible». Le goût s’impose, et surtout la dépendance. Mais cela ne suffit pas : pour fumer, il faut du feu.«L’invention des allumettes» ouvre la voie d’une consommation de masse, d’autant que parallèlement se met en place «la mécanisation de la fabrication» de la cigarette.
Ensuite, la constitution d’un couple infernal, pouvoirs publics-industriels.«La taxation du tabac par les gouvernements va rendre les Etats de plus en plus complices», note l’auteur.
Les guerres, enfin, vont devenir l’aubaine des cigarettiers. «Avant la guerre de 14, la cigarette était un luxe de marginaux, la guerre a légitimé la cigarette…» C’est la cigarette du combattant : magnifique changement d’image. «Les chiffres sont éloquents. Aux Etats-Unis, la consommation de cigarettes par personne a plus que triplé de 1914 à 1919, passant de 105 à 505 par an. Puis entre 1935 et 1945, elle a encore doublé.» La cigarette est alors distribuée partout, les grandes firmes se servent de cette population captive pour s’imposer.
DES PAQUETS DANS LE PLAN MARSHALL
Non sans effroi, l’auteur détaille comment le fameux plan Marshall, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, devient une magnifique opportunité d’exporter la cigarette. «Entre 1947 et 1951, la valeur totale des biens expédiés vers le continent, par le biais du plan Marshall, atteignit quelque 13 milliards de dollars… dont un milliard grâce au tabac. Près d’un tiers des financements liés à l’alimentation dans le plan est affecté au tabac.» Comme le note Robert N. Proctor, il n’y avait pourtant eu «aucune demande des Européens».
Le génie du marketing a parachevé l’affaire. «Toutes les grandes avancées de la publicité ont été inventées puis lancées par les fabricants de tabac», assure l’auteur. La machine hollywoodienne serviront de formidables vecteurs. «Les studios négociaient directement les contrats avec les cigarettiers.»
Une énorme machine commerciale, aux multiples tentacules, est à l’œuvre. Qui va jusqu’à exploiter le côté «bien-être», qui surfera plus tard sur l’émancipation des femmes, la cigarette devant être l’une des plus éclatantes manifestations de cette liberté conquise…
CACHER CE CANCER…
Pourquoi pas, pourrait-on dire, si tout cela était sans danger ? Car il y a un autre versant de l’histoire. Celle des mensonges, de l’escroquerie. Une longue saga, plus palpitante encore que tous les romans policiers.
1953 est, selon l’auteur, une année décisive :le magazine Time publie un article «annonçant qu’il est prouvé que les goudrons de la fumée de cigarette provoquent le cancer chez la souris». Puis, en décembre, c’est le New York Times qui fait état de rapports et de conférences médicales«montrant que c’est bien la cigarette et non un autre facteur environnemental qui est la cause de la forte hausse des cancers du poumon chez les humains, visible dans les statistiques de la maladie ces deux dernières décennies».
Si le monde avait été rationnel, le succès aurait dû s’inverser cette année-là. Il n’en est rien. Une contre-offensive, aux allures de réunion de mafiosi, se met en place. «Le 14 et le 15 décembre 1953, au Plaza Hotel, dans le centre de Manhattan, sous la présidence du président d’American Tobacco, toutes les compagnies sont là, réunies. Et tombent d’accord.» La décision est prise de confier à l’agence de relations publiques Hill and Knowlton la coordination d’une campagne destinée à dissiper les craintes «en communiquant sur le fait que le secteur fait tout ce qui est en son pouvoir pour cerner la vérité et corriger les défauts des cigarettes».
LA RECHERCHE NOIE LE POISON
La tromperie est lancée, elle ne s’arrêtera plus. Avec une tactique constante que révèlent les millions de documents, épluchés par l’auteur. Sur le danger ? «Maintenir le doute», et surtout «lancer des recherches leurres» avec la création du Council for Tobacco Research (CTR). Près de 300 millions de dollars sont ainsi investis dans des travaux destinés à noyer le poison. Les documents révèlent les rouages du système :«Jamais de résultats définitifs», «la recherche doit se poursuivre indéfiniment», il faut «soustraire des résultats et ne pas publier ceux qui vont dans le mauvais sens». Il faut insister et répéter cette interrogation : «Est-il bien sage d’effrayer le public ?» Et toujours une même logique :«s’attacher aux mécanismes plutôt qu’aux causes». Bref, c’est un travail énorme de mise en doute qui va se développer pendant des décennies. Et il faut attendre 1998 pour que le CTR, par exemple, soit dissous. Mais le mal est fait.
L’ENFUMAGE DE LA CHIMIE
L’escroquerie ne s’arrête pas là. D’autres stratégies se mettent également en place : rendre accro, par le biais de la chimie. Car la dépendance, liée à la nicotine, ne tombe pas du ciel. «C’est au contraire le résultat d’une chimie pointue et compliquée. Plusieurs centaines de composés - accélérateurs de combustion, ammoniaque, adjuvants divers, sucres, etc. - sont ajoutées au tabac. Ils rendent la fumée moins irritante, plus inhalable.» Des travaux extrêmement poussés sont faits sur la nicotine. «On peut dire que la cigarette est véritablement un produit défectueux en ce sens qu’il est beaucoup plus nocif qu’il ne devrait "normalement" l’être… Il est modifié pour rendre les fumeurs le plus accro possible et cela le rend plus dangereux», explique Robert N. Proctor.
Infiltration de la communication, infiltration de la science, la pieuvre du lobby du tabac est partout. Même dans sa discipline : Robert N. Proctor a trouvé une cinquantaine d’historiens - la plupart secrètement payés par les cigarettiers - qui ont formulé lors des procès du tabac des témoignages favorables aux industriels. Dans les «Tobacco Documents», les cigarettiers parlent même de développer une «écurie» de savants…
A la sortie de son ouvrage, certains ont reproché à N. Proctor son titre,Golden Holocaust. L’auteur n’a pas hésité à répondre : «Quand la vérité est scandaleuse en soi, des mots trop policés risquent de masquer la réalité de souffrances scandaleuses et inutiles.»
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