Si Martine Aubry est réélue aux municipales, Lille sera la première ville française à expérimenter une méthode qualifiée de« spectaculaire » pour réduire les inégalités scolaires, mais également contestée par certains spécialistes de la petite enfance : le Carolina Abecedarian (adapté au Québec sous le nom de Jeux d'enfants). La maire de Lille l'a annoncé au cours de sa campagne.
Cette méthode a le vent en poupe : le think tank proche des socialistes Terra Nova en fait la promotion en janvier dans un rapport. Son credo : les lieux d'accueil de la petite enfance doivent être davantage ouverts aux milieux modestes et devenir un lieu éducatif à part entière.
L'objectif est de réduire des inégalités qui se creusent dès les premiers mois de vie, en particulier dans l'acquisition du langage, et qui auront un impact sur la réussite scolaire. Ce sont les auteurs de ce rapport qui ont convaincu Mme Aubry d'expérimenter Jeux d'enfants dans deux crèches et un relais d'assistantes maternelles à Lille, à partir de septembre.
« 30 MILLIONS DE MOTS DE PLUS »
La question des inégalités scolaires taraude Mme Aubry depuis longtemps. La lecture de The Early Catastrophe [« La catastrophe précoce », étude parue dans la revue American Educator au printemps 2003], des psychologues américains Betty Hart et Todd Risley, l'a confortée dans son intuition : il faut agir dès la naissance. « Les auteurs expliquent qu'un enfant de 4 ans issu d'une famille aisée a entendu 30 millions de mots de plus que s'il était né dans une famille pauvre, dit-elle. C'est d'une évidence absolue. »
Le Carolina Abecedarian a été mis au point il y a quarante ans aux Etats-Unis. Son principe est de proposer des activités de stimulation des enfants : interactions verbales très fréquentes, programmes denses de jeux éducatifs, séances quotidiennes de lecture interactive d'imagiers, prise en charge individualisée, etc.
« C'est un programme qui a fait ses preuves dans l'éveil et le développement de l'enfant, affirme Gilles Vaillancourt, responsable de la formation à la méthode Jeux d'enfants au Québec. On leur apprend à apprendre. La parole prend une place fondamentale dans cette approche. » Des bénéfices à long terme ont été mis en évidence sur une centaine d'enfants issus de milieux modestes : meilleure réussite scolaire, emplois plus qualifiés, moins de consommation de cannabis et de grossesses adolescentes. Au Québec, un tiers de l'équivalent des assistantes maternelles a été formé.
« MIROIR AUX ALOUETTES »
Le rapport de Terra Nova cite également en exemple le Parler bambin, lancé à Grenoble et adopté à Lille dans une dizaine de structures, qui repose sur la mise en place d'ateliers de langage pour les enfants qui ne parlent pas ou peu à 24 mois, et a montré des progrès « significatifs » dans l'étendue du vocabulaire et la longueur moyenne des phrases des enfants.
Ces programmes et la promotion qu'en fait Terra Nova suscitent cependant des interrogations. Bernard Golse, chef du service de pédopsychiatrie de l'hôpital Necker-Enfants malades, n'hésite pas à parler de « miroir aux alouettes ». Première critique : les résultats spectaculaires de Jeux d'enfants ont été mis en évidence sur un petit nombre de personnes, qui ont grandi dans un contexte précis (aux Etats-Unis il y a quarante ans) et n'ont pas été répliqués sur des échantillons plus importants.
Mais la réserve majeure porte sur l'approche jugée trop simpliste de ces méthodes. « Le langage, ça ne s'apprend pas, ça se construit, résume Anne Masson, orthophoniste à Marseille. Il se tisse dans une relation avec l'autre. » « C'est une acquisition qui a lieu dans l'intimité des familles, en lien étroit avec la personne qui procure les soins corporels », argumente Evelyne Lenoble, responsable du Centre de référence des troubles du langage des enfants à l'hôpital Sainte-Anne à Paris.
« LE LANGAGE NAÎT DANS LE PLAISIR »
Les « petits parleurs » ne se rencontrent en outre pas seulement dans les milieux défavorisés le plus souvent ciblés par ces programmes (ce n'est pas le cas à Lille). « Un environnement familial non sécurisant peut entraver l'entrée dans le langage, quel que soit le milieu, estime Pierre Suesser, président du Syndicat des médecins de protection maternelle et infantile. Des parents aisés suroccupés peuvent n'avoir que peu d'échanges avec leurs enfants. »
Les promoteurs se défendent de tout « bourrage de crâne ». La stimulation renforcée d'enfants qui, avant 3 ans, sont de « grands bébés » inquiète cependant M. Suesser. « Le rythme de chaque enfant doit être respecté », affirme-t-il. Les pauses, les temps de rêverie sont nécessaires, selon lui. « Le langage naît dans le plaisir de celui qui parle et de celui qui écoute, renchérit M. Golse. Il ne suffit pas de tirer sur la corde pour que ça avance plus vite. »
L'écueil serait que les mots appris à la crèche soient « récités » par les enfants quand on le leur demande, sans être assimilés ni répétés spontanément. « En attirant l'attention sur la compétence langagière, on risque de créer une anxiété de l'enfant sur sa propre parole, affirme en outre Sylviane Giampino, fondatrice de l'Association nationale des psychologues pour la petite enfance. Cela peut être contre-productif. »
A Lille, une évaluation de l'expérimentation est prévue en lien avec des universitaires. Les spécialistes de la petite enfance réclament de leur côté un débat sur ces programmes et mettent en avant d'autres pistes pour réduire les inégalités scolaires, en particulier le soutien aux parents et l'amélioration du taux d'encadrement dans les crèches, afin que les adultes puissent avoir des relations plus individualisées avec les enfants.
La réécriture du décret Morano sur l'accueil de la petite enfance est justement en cours. Mais le taux d'encadrement (un professionnel pour cinq enfants qui ne marchent pas et un pour huit qui marchent) ne devrait pas être modifié.
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