REPORTAGE
Une délégation française est allée à Toronto pour s’inspirer d’un système où une chance est donnée aux petits délinquants drogués.
Le passage à la barre ne dure que quelques minutes, et débute chaque fois de la même façon :
«Alors Monsieur Christopher (1), comment allez-vous aujourd’hui ?
- Pas très bien.
- Et votre consommation de drogue ? demande la juge.
- Je n’ai rien pris cette semaine.»Soudain, et comme un seul homme, la juge, l’avocate, la procureure et le public de la salle d’audience applaudissent. «C’est bien, reprend la juge Mary Hogan, mais continuez à suivre votre traitement.»
Au tribunal de traitement de la toxicomanie de Toronto, ils comparaissent pour possession et consommation de crack, cocaïne ou héroïne, pour vol, prostitution ou petit trafic afin de financer leur consommation. Les agressions violentes, les violences sexuelles sont bannies du programme né voilà plus de quinze ans.
L’accord passé entre le petit délinquant et la justice est clair : à condition qu’il plaide coupable et qu’il s’engage à suivre un programme de désintoxication et de réinsertion sociale, juge et procureur acceptent de transformer la peine de prison en une sanction plus légère (travail d’intérêt général par exemple), voire à abandonner toute poursuite. S’il échoue, il sera jugé. «Nous tentons de combiner le système de soin avec le système judiciaire, explique la juge Hogan. La naissance des "drug courts" est venue de la base : les magistrats ont constaté qu’ils jugeaient toujours les mêmes personnes et que les voies juridiques classiques ne fonctionnaient pas.»
Le mois dernier, des députés français de la commission des lois ont visité ce tribunal de traitement de la toxicomanie à Toronto (lire ci-contre). Le but de ces juridictions est d’échapper au phénomène des portes tournantes («revolving doors»), peu conceptualisé en France : des délinquants souffrant de problèmes sociaux, sanitaires ou psychiatriques sont envoyés d’une institution à l’autre - foyer pour SDF, hôpital, prison - sans jamais améliorer leur situation. «90% de nos participants souffrent de traumatismes, rapporte Robin Cuff, du centre de toxicomanie et de santé mentale de Toronto. Notre justice traditionnelle ajoute au traumatisme : aller en prison en est un.» A plus long terme, il s’agit aussi de tenter de réduire la récidive et les coûts judiciaires des affaires liées à la drogue.
Foyer d’accueil. Dans l’immense bâtisse néoromane de l’ancien hôtel de ville de Toronto, où se tient le tribunal, l’audience se poursuit. Un autre nom appelé à la barre par la juge Hogan, un autre homme qui s’approche. C’est Charly.
«Vous avez consommé ?
- Oui. Jeudi, une dose de cocaïne. Et de l’alcool samedi et dimanche.
- Vous n’êtes pas venu, hier, rencontrer votre conseiller pour votre traitement ?
- C’était trop dur, hier…» La juge se tourne vers l’employée du centre de santé qui suit Charly : «Il vous a prévenu ?» «Oui, Madame.» L’homme, un grand gaillard, demande avec une voix chevrotante la permission de rentrer dans son foyer d’accueil un peu plus tard, le lendemain : il a l’occasion de travailler en soirée. La juge Hogan se plonge dans l’attestation écrite par l’employeur : «Charly est un employé remarquable…» Elle lève le nez : «Eh bien, félicitations, Charly !»Applaudissements nourris de la salle. La permission de sortie est accordée. Charly, chevrotant : «Merci, Madame le juge, la semaine prochaine, je vous amène à dîner !»
Les études ont montré que le rôle du juge, dans les drug courts, est capital. Les anciens participants déclarent que le programme les a aidés«à avoir une meilleure image d’eux-mêmes». Notamment grâce «à la reconnaissance de leurs progrès»,«aux éloges faits par le juge» et parce qu’ils ont été «tenus pour responsables de leur comportement». «Pour la première fois, dit Mary Hogan, ils ont l’impression que ceux qui représentent l’autorité s’intéressent à eux.»
Le programme dure un à deux ans. Il est intensif. Les participants sont au départ convoqués trois fois par semaine face à la juge. Ils doivent se soumettre à des dépistages urinaires inopinés - jusqu’à deux fois par semaine. Eux qui n’avaient parfois jamais eu de médecin personnel suivent un traitement médical, participent à des groupes de parole, à des ateliers de gestion de la colère… Des agents de probation les aident à trouver un hébergement, un emploi ou une formation.
Chaque audience solennelle, où les bancs sont essentiellement occupés par des toxicomanes participant eux aussi au programme, est en réalité précédée d’une «pré-audience» confidentielle, où les détails intimes de leur vie, les étapes de leur parcours thérapeutique sont abordés. Le programme fonctionne autour du duo sanctions-récompenses.
Tests urinaires. En théorie, la rechute dans la drogue peut entraîner l’exclusion hors du programme et donc la menace de partir en prison. A Toronto, c’est rarement le cas. Le délinquant écope plus souvent d’un travail d’intérêt général, d’une augmentation de ses convocations à la barre ou de ses tests urinaires. A contrario, quand il progresse, la cour le gratifie de coupons pour aller au cinéma ou pour la chaîne de restaurants Tim Hortons… «Ces tribunaux délivrent un double message à leurs "clients" : le système judiciaire les aide à surmonter leur addiction, mais ils sont comptables de leurs actions et de leurs choix», commente Stacy Lee Burns, professeure de sociologie à la Loyola Marymount University, à Los Angeles. S’il parvient à être abstinent pendant au moins trois mois, à ne pas faire l’objet de nouvelles poursuites judiciaires, à être logé et avoir une activité (emploi ou bénévolat), le participant au programme est «diplômé» par le tribunal. Une petite cérémonie est organisée pour l’occasion : «Les encouragements publics, les applaudissements et les certificats sont autant de figures d’un "rite de passage"», analyse Stacy Lee Burns.
A l’origine, le concept de tribunal spécialisé dans la prise en charge des délinquants toxicomanes vient des Etats-Unis. Le premier du genre est né en Floride, en 1989, alors que les incarcérations avaient explosé, avec la «guerre à la drogue» des années 1970-1980.
Le tribunal de Toronto est la première drug court à avoir été créée au Canada, en 1998. Depuis, d’autres sont nées, comme à Vancouver ou plus récemment Montréal. «Sans que l’Etat augmente le financement de celles qui existent déjà, regrette la juge Hogan. A Toronto, de plus en plus de personnes, aux profils plus lourds, entrent dans le programme. Mais nous n’avons pas les fonds pour financer d’autres postes de thérapeute.» Le tribunal ne suit qu’une cinquantaine de toxicomanes à la fois.
L’efficacité de ces tribunaux spécialisés est discutée : il est notamment difficile de suivre le parcours de personnes toxicomanes et délinquantes à long terme. Ce qui saute d’abord aux yeux, c’est le faible nombre de «diplômés» au terme du programme : selon une étude publiée en 2007 sur le tribunal de Toronto (2), seuls 15% des participants sont allés jusqu’au bout du programme. «Mais même ceux qui le quittent prématurément ont moins de problèmes de drogue et de délinquance dans les années qui suivent», assure Robin Cuff. La Collaboration Campbell, une organisation internationale indépendante, estime que le taux de récidive d’un individu passé par un des tribunaux de traitement de la toxicomanie nord-américains est de 38%, contre 50% pour ceux qui sont passés dans le système traditionnel.
Pourtant la théorie de la «jurisprudence thérapeutique» - idée selon laquelle une action judiciaire, reposant sur un système de récompense et de sanction, peut avoir un effet thérapeutique - n’est pas partagée par tous. «Les limites entre les interventions thérapeutiques et d’application de la loi s’en trouvent facilement et constamment brouillées. […] L’exigence que les participants dévoilent leurs renseignements les plus personnels à l’Etat et au public est très perturbante pour la relation thérapeutique», écrit ainsi le réseau juridique canadien VIH-sida dans un rapport consacré aux drug courts en 2011.
«Perte d’intimité».«Les "drug courts" utilisent une sorte de "volontariat coercitif" pour engager les personnes dans le système de soin, reconnaît Stacy Lee Burns. Il y a une perte d’intimité à travers les fréquents dépistages et le partage d’informations médicales confidentielles. On voit parfois des professionnels judiciaires donner leur avis sur un diagnostic médical et si les participants ne parviennent pas au bout du traitement, ils risquent une condamnation à une peine plus lourde que celle dont ils auraient écopée avec un procès traditionnel. Mais, plutôt que d’incarcérer un contrevenant pour quelques jours ou quelques semaines, ce programme permet une supervision plus en profondeur et à long terme.»
Des experts estiment aussi que ceux pour qui ces programmes fonctionnent le mieux sont en réalité les moins accros à la drogue. En visant l’abstinence, le programme exclut assez rapidement les personnes les plus lourdement dépendantes.
(1) Les noms ont été modifiés.
(2) Par le Centre national de prévention du crime.
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