CRITIQUE
Anna Enquist dissèque une famille en deuil où le frère est psy et la sœur anesthésiste
Drik est psychanalyste. Quelques mois après la mort
de sa femme, Hanna, il reprend le travail. Un seul patient pour commencer,
Allard, jeune étudiant en psychiatrie. Autour de Drik, il y a sa sœur Suzanne,
anesthésiste, qui était la meilleure amie d’Hanna. Peter, le mari de Suzanne,
psy aussi, et leur fille Rose, une brillante étudiante de 20 ans. C’est une
famille unie, qui vit dans l’aisance matérielle et intellectuelle. Tous sont
aimants, raffinés, intelligents, ils exercent des métiers qu’ils ont choisis et
sont appréciés de leurs collègues. Le récit commence comme l’histoire d’une
renaissance : après la maladie et la mort, la vie reprend. Et pourtant,
l’arrivée d’Allard dans le cabinet de Drik provoque un malaise qui annonce une
suite d’événements dramatiques.
Tante sacrifiée. D’abord, il y a les pensées de Drik,
qui retournent tout le temps vers la maladie d’Hanna, la maison envahie par les
bouteilles d’oxygène, la pompe à morphine et les infirmiers, «l’image de son
corps malade» qui masque «celle de son corps intact d’autrefois». Ensuite, il
apparaît que tous ont été très affectés par la mort d’Hanna, pas seulement
parce qu’ils l’aimaient, mais aussi parce que ce deuil en réveille un autre. La
mère de Drik et Suzanne a disparu alors qu’ils étaient tout petits. Le père,
Hendrik, en est resté définitivement anéanti et mutique. Leur tante, Leida, qui
a sacrifié sa vie, ses ambitions et sa carrière pour s’occuper d’eux, les a
élevés «d’une main sévère, distante, comme si elle n’osait pas s’attacher à
nous», pense Drik. Il y a aussi les problèmes de Rose avec un amoureux qui lui
cache des choses, et la relation de Suzanne avec un jeune étudiant.
Comme une bombe à retardement, la mort d’Hanna a
déclenché une série d’explosions qui ne s’arrêtent plus. Avec Allard, Drik fait
exactement ce qu’il ne faut pas faire. Il «se sent incompétent, confus. Il n’a
pas réussi à cerner le problème, ni même à savoir s’il y en avait un». C’est ce
que, dans son métier, on appelle un contre-transfert mal maîtrisé, il s’en rend
compte et ça ne change rien. La manière dont le piège se referme sur lui est
formidablement racontée par l’auteur, Anna Enquist, qui a elle-même été
longtemps psychanalyste. Aucun doute, Drik est son porte-parole quand, à propos
de la psychanalyse, il évoque une «pensée en partie dépassée», une «structure
hiérarchique qui avait toutes les caractéristiques d’une secte». Mais ajoute :
c’est encore «la façon la plus féconde de réfléchir à ce qu’est l’être humain».
Quand, très tard, Drik finit par demander l’aide
d’une collègue, elle lui dit : Allard «a réussi à te mettre dans une situation
comparable à la sienne, isolé des personnes dont tu aurais besoin. Tu dois
arrêter. Parfois, on ne peut aider les gens parce qu’ils ravivent une vieille
blessure. Tu ne peux rien pour cet homme».
Anna Enquist, qui est l’auteur d’une dizaine de
romans, a récemment été accueillie en «résidence d’écrivain» dans le service
d’anesthésie d’un grand hôpital néerlandais.
Contraste. Dans la postface de ce livre, elle écrit :
«Dans ma profession, la psychanalyse, nous partons du principe que, dans la
plupart des cas, le patient gagne à savoir ce qui se passe en lui.
L’anesthésiste, lui, épargne les sensations douloureuses, il considère qu’il a
bien fait son travail si le patient n’est absolument pas conscient de la
souffrance qu’on lui a infligée. Ce contraste me fascinait depuis des années.»
Dansles Endormeurs, elle nous fait entrer dans le détail des dispositifs et des
pratiques des deux métiers, elle nous montre en quelque sorte leurs
philosophies - apparemment - opposées : d’un côté, l’anesthésie qui endort et
recherche l’inconscience ; de l’autre, la psychanalyse qui cherche à éveiller
et à rendre conscient. Cette apparente opposition est à mettre en relation avec
ce que nous dit la fin du roman, quand les protagonistes se sont affrontés, de
la pire manière pour chacun, et alors qu’il semble que le pouvoir de
destruction de la mort sur les vivants a été total. Quelque chose s’ouvre, par
l’intermédiaire de la vieille tante Leida, celle qui paraissait aussi solide
que bornée, et qui va à la rencontre de Drik pour lui dire ce qui n’avait
jamais été dit.
Anna Enquist Les Endormeurs Traduit du néerlandais par Arlette Ounanian. Actes Sud, 368 pp.
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