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jeudi 27 février 2014

Mal de mères


M le magazine du Monde | 
Par 
Après le décès de sa mère adoptive, la photographe Agnès Dherbeys a ressenti le besoin de se rendre à Séoul avec son dossier d'adoption, pour découvrir son pays d'origine.
Entre les années 1970 et 1980, la Corée du Sud a "exporté" plus d'enfants que n'importe quelle autre nation. Sur les 156 242 orphelins listés entre 1953 et 2004, 15 000 ont été accueillis en France. J'étais l'une d'entre eux. J'ai aujourd'hui 37 ans. Je considère mon adoption comme réussie. J'ai eu une enfance heureuse. Mes parents, Jacqueline et Robert Dherbeys, m'ont chérie et élevée avec beaucoup d'amour dans une petite ville postindustrielle de la Drôme. Nous étions huit Coréennes presque du même âge à avoir été adoptées par des habitants de cette commune. J'étais instinctivement attirée par elles et curieuse, mais je ne me souviens pas que nous ayons jamais discuté de nos origines communes. En 2007, ma mère est décédée d'un cancer généralisé. A ce jour, je ne suis pas encore sûre d'avoir fait mon deuil. Peu après sa mort, mon désir de découvrir la Corée s'est timidement révélé. Auparavant, je craignais sincèrement de blesser mes parents : parfois, les mots ne compensent pas les confusions du cœur, d'autant que la communication n'était pas notre fort. J'imagine que ce manque d'intérêt masquait aussi une peur de l'inconnu, un trac irrationnel d'ébranler les fondements sur lesquels je m'étais construite.

TROUVER UNE JUSTIFICATION
J'ai visité Séoul pour la première fois en 2011 : j'y ai atterri le jour supposé de l'anniversaire de ma naissance, pour seulement quatre jours. Je marchais dans la rue comme une étrangère, en dévisageant les gens. Je mourais d'envie de me trouver quelque ressemblance avec les Coréens. Enfin, je pouvais voir comment j'allais vieillir ! Ce très court séjour m'a fait réaliser que je m'étais fabriqué mentalement une construction totalement illusoire de ce que ma vie aurait pu être : je ne retrouvais évidemment pas les fantasmes qui avaient nourri mon enfance. Pour beaucoup d'adoptés, il est vital de trouver une justification à la disgrâce de l'abandon, d'autant plus irrationnelle qu'elle tient aux liens filiaux fondamentaux. Comme si la mère naturelle se devait d'être une figure exagérément tragique : une prostituée, une mère-fille, voire une princesse forcée de se séparer de son enfant illégitime. Trop petite pour savoir compter, je m'imaginais même que mes parents avaient été tués pendant la guerre de Corée (1950-1953). Chercher mes parents biologiques n'a jamais été mon véritable propos. J'en avais déjà fait mon deuil, en quelque sorte. En 2011, sans vraiment y croire, j'avais entamé une démarche auprès de l'organisme de recherche de familles de l'antenne coréenne de l'agence d'adoption Holt. Elles avaient rapidement abouti à une impasse : mon dossier d'adoption ne recense presque aucune information. Y est seulement stipulé le fait que je suis arrivée à Séoul onze jours après ma naissance, et que je suis restée dans une famille d'accueil jusqu'à mon départ pour la France (j'étais apparemment un nourrisson assez fragile). J'avais d'ailleurs dû me contenter d'une correspondance par e-mail avec un agent de la Holt : il devait considérer mon cas bien trop vain pour prendre le temps de me rencontrer. Bizarrement, je n'ai presque rien ressenti : ni déception ni soulagement. En tout cas, c'était fait.
 J'ai quand même éprouvé le besoin de plonger dans mes racines. En tant que photographe, il m'a semblé évident de lancer un projet photographique l'année dernière sur les mères coréennes ayant abandonné leur enfant : je voulais leur donner la parole, fournir des réponses aux adoptés, comprendre la psyché d'une culture qui m'était aussi éloignée qu'étrangère. En Corée du Sud, ces femmes sont victimes d'une telle stigmatisation qu'il est très difficile de les rencontrer. Je suis passée à la télévision nationale pour lancer un appel à témoignages dans une émission du type "Perdu de vue". Je n'adhère pas, a priori, au principe qui consiste à laisser une chaîne commerciale exploiter la tristesse des gens, mais je pensais sincèrement que, par rapport à ma propre histoire, rien n'aboutirait. Ma priorité était de rencontrer des mères qui accepteraient de me parler et, éventuellement, d'être photographiées. A la suite de mon passage à la télévision, j'avais été contactée par soeur Thérésa, une ancienne responsable duWhite Lily Orphanage de Geoncheon, où ont transité 12 000 enfants et où je suis restée jusqu'en mars 1977. Le 24 juin 2013, par son intermédiaire, j'ai pu visiter les locaux de l'orphelinat (qui est aujourd'hui une crèche).
Après avoir découvert qu'elle avait été confiée à l'orphelinat de Geoncheon, un petit bourg rural, Agnès Dherbeys fait la connaissance de Mme Park (au centre). Pendant quelque temps, le doute va régner sur une possible filiation entre elle et Mme Park.
Sœur Thérésa me montre ma feuille d'admission, qui porte ma véritable date de naissance – celle du 17 décembre 1976 –, un nom et une adresse : Mme Song, sage-femme, qui m'a déposée à l'orphelinat comme treize autres enfants et m'a donné son nom de famille. Je m'appelais alors Song Dong-hee. Une semaine avant ma visite de l'orphelinat, j'ai parlé au téléphone avec soeur Thérésa. De son propre chef, elle est allée enquêter, a retrouvé la maison de Mme Song (aujourd'hui décédée) et tient à me présenter de vieilles dames de Geoncheon. Sa ténacité, bien que partant d'une bonne intention, me perturbe. Tout va trop vite, je n'ai pas envie de me précipiter. Je souhaite plutôt réfléchir à ces nouvelles informations. Après tout, il est troublant d'apprendre, adulte, que ce n'est pas ma mère qui m'a donné son nom, que je suis partie de l'orphelinat à 3 mois et demi et non à 11 jours, comme le stipulait mon dossier de la Holt, et que je suis née dans un bourg rural nommé Geoncheon... Mais je me laisse finalement convaincre, me disant : "Allez, restons dans l'énergie".
TOUT M'ÉCHAPPE
Mme Lee, une pharmacienne de 71 ans, me reçoit avec une amie de son âge. Elles discutent, s'agitent, tout excitées de jouer les détectives, s'apostrophant entre elles : "Vas-y, appelle les copines, la ibyang-a [enfant adoptée] attend." Tout m'échappe. Dans le chaos de leurs discussions, je n'obtiens que peu d'informations. Finalement, une dame rappelle : elle dit avoir rêvé qu'elle passait un test ADN. Pourtant, elle n'avait pas pensé à son enfant perdu depuis des décennies. Elle veut me rencontrer, affirme qu'il est fort possible que je sois sa fille. Ça va décidément trop vite, je n'ai pas le temps de poser des questions pourtant évidentes. En quelle année a eu lieu la naissance ? Etait-ce une fille ? A-t-elle accouché chez Mme Song ? Malgré ces incertitudes, rendez-vous est pris pour dans deux heures. Je pense : "Ce n'est pas possible, je ne vais quand même pas rencontrer ma mère comme ça, c'est trop fou !"
La pudeur et le choc du moment m'ôtent toute clarté d'esprit. Ça va si vite que je ne peux prendre aucun recul. Alors, de nouveau, je me laisse porter : parfois, l'espoir s'échafaude dans l'urgence. J'ai à peine le temps de me demander comment me présenter et ce que je vais pouvoir lui dire qu'elle est déjà devant moi. Elle s'appelle Park Sook-ha. Serait-ce mon véritable nom ? Me voilà subitement face à ma mère potentielle qui me dévisage, qui m'épie presque avec des regards pas forcément sympathiques, sans doute par crainte. "I dont think it's her", me traduit sœur Thérésa. Je pense la même chose : je ne crois pas que ce soit elle, ma mère, tout en essayant de me raisonner – un combat intime indescriptible. J'ai l'impression d'être aussi vulnérable qu'un nouveau-né : incapable de m'exprimer ni de comprendre l'environnement totalement étranger voire hostile où je me trouve. C'est une rencontre d'une violence inouïe. Je n'arrive pas à déchiffrer le langage du corps ni les expressions du visage des quatre vieilles dames présentes. Nos cultures sont trop éloignées et la situation bien trop inattendue. Faute de langage commun, mère et fille potentielles sont acculées à s'observer comme des animaux blessés : nous ne disposons d'aucun outil rationnel pour gérer cette rencontre ahurissante. Dans un sursaut d'optimisme, quelqu'un soulève mes cheveux pour observer les lobes de mes oreilles qui, apparemment, sont souvent identiques entre les parents et les enfants. Idem pour la forme des ongles. Rien ne correspond. Quelqu'un me demande mon groupe sanguin. Je réponds "B positif", ce qui provoque des réactions enthousiastes et, surtout, un dernier sursaut d'espoir en moi. Quelques jours plus tard, je comprendrai finalement que la référence n'est que superstitieuse. En Corée, les groupes sanguins parlent comme les signes astrologiques.
De nombreuses mères souhaiteraient savoir ce qu'est devenu leur enfant. Certaines, comme Mme Yang, y parviennent. Son mari est mort alors qu'elle venait de donner naissance. Dos au mur, elle a abandonné son enfant à 15 mois. Sa fille Laure l'a retrouvée depuis, et lui rend visite de Suisse.
Un silence éloquent s'établit entre nous avec, en sourdine, l'intuition tacite que nous ne sommes pas mère et fille. Nous voguons dans un autre espace-temps, nos perceptions sont faussées par une espérance qu'on n'ose à peine formuler. Etrangement, je m'attendais à rencontrer une femme de 40 ans, elle à voir un nourrisson. La question de l'année de naissance de sa fille est finalement posée, et même la saison, puisque nous sommes dans un village de campagne où les périodes de récolte sont importantes. Elle est incapable de me répondre. Elle a tellement souffert de la perte de son nourrisson qu'elle a tout oublié. Je rencontre son mari, un vieil homme magnifique. Nous regardons les albums de famille, cherchons des ressemblances avec ses filles, toutes plus âgées que moi. Elle mentionne le test ADN, elle s'agite. Elle est si touchante d'excitation. J'ai quand même honte d'espérer que ce ne soit pas elle, ma mère, cette paysanne qui a abandonné son nouveau-né "seulement" parce qu'elle avait déjà trois filles et voulait un garçon (son souhait sera d'ailleurs exaucé). Mme Lee et son amie semblent elles aussi découragées, la discussion tombe dans les lieux communs. De plein fouet, je ressens la distance de nos mondes respectifs. Epuisées après toute cette excitation, elles se montrent gênées. Ces deux heures sont les moments les plus surréalistes de mon existence. Je les vis comme en suspension... Un temps durant lequel se bousculent des dénis et des questions refoulées depuis toujours, auxquels je me retrouve tout à coup confrontée, dans une urgence rare et brutale. Je me suis souvent demandé "Pourquoi ?" sans jamais avoir vraiment osé me pencher sur la déception liée à cet abandon. Serais-je capable de comprendre ce geste ? Suis-je censée ressentir de l'amour pour cette personne ? Où cela situe-t-il la relation que j'ai avec mes parents adoptifs ? On ne devrait pas enquêter de cette façon. On ne doit pas.

Mme Yang et sa fille comparent les formes de leurs ongles et mains car elles sont souvent similaires en cas de filiation.
Nous nous séparons sans beaucoup de mots. La blessure de l'abandon est belle et bien rouverte pour elle comme pour moi. De nouveau, nous nous retrouvons seules avec nos traumatismes respectifs. Combien de familles, combien d'enfants ? A quoi bon se retrouver si c'est pour vivre des minutes aussi insensées, aussi inqualifiables ? De retour dans la grande ville, dans la "normalité", je suis abasourdie. Je le suis encore en écrivant ces lignes... Deux jours plus tard, j'ai quand même fait un test ADN et elle aussi, de son côté. En août, j'ai appris par soeur Thérésa qu'il était négatif. Je crois que je suis soulagée. Mais la culpabilité d'avoir réveillé - même si je n'en suis pas entièrement responsable - ce souvenir tragique dans cette famille n'est pas près de me quitter... Surtout, j'ai pris personnellement toute la mesure de ce drame qui est aussi national : comment la psyché d'un pays peut-elle se remettre du traumatisme d'une vague aussi énorme d'adoptions ? Comment ces mères qui, pour la plupart, ont gardé le secret de l'abandon, peuvent-elles vivre, en solitaire, avec un fardeau aussi lourd ?
REGRET ET HONTE
Pour mon projet photographique, intitulé Mother, j'ai rencontré les mères qui auraient pu être les nôtres, à nous, les adoptés, qui les idéalisons. Je comprends désormais combien toutes ces femmes sont restées mères dans leur cœur. Je réalise à quel point l'importance des liens du sang, fondamentaux en Corée du Sud, les laisse démunies face au vertige de l'abandon. Elles ont toutes, souvent péniblement, partagé avec moi leur regret et leur honte, la blessure profonde d'avoir été séparées de leur enfant... Je pense bien sûr à Mme Park, de Geoncheon, mais aussi à la marchande de sel du village. Elle ne voulait pas me parler... Son geste de mère, c'est de m'avoir invitée à déjeuner. Lors du repas, elle a réussi, un peu, à se livrer, mais les souvenirs lui étaient particulièrement difficiles : "Après avoir eu notre dixième fille, nous espérions un fils. Mais une onzième petite est née. Mon mari l'a prise et l'a amenée à la sage-femme du village de Geoncheon, Mme Song. Sans me demander mon avis." Kim Ji-hee était une "femme de réconfort", qui s'offrait aux soldats américains basés en Corée du Sud. Son histoire, difficile pour elle à avouer, pourrait choquer : "Je viens d'une bonne famille, mais je voulais m'amuser. Finalement, je suis tombée enceinte et je me suis mariée avec le père de l'enfant, qui m'a emmenée vivre avec lui en Virginie. La vie était si triste et ennuyeuse ! Je suis rentrée en Corée avec mon fils, en lui promettant de revenir. Les enfants coréens étaient méchants avec mon fils car son père était noir américain. Quand il a eu 8 ans, il m'a suppliée de l'envoyer aux Etats-Unis. Je ne sais pas pourquoi je suis allée voir une agence d'adoption au lieu de l'envoyer chez son père. C'est mon unique regret. J'avais certainement trop honte et, à l'époque, les proxénètes nous assommaient avec de la drogue et de l'alcool. Je n'ai rien à offrir à mon fils, désormais. Je suis vieille et pauvre."J'ai la conviction que c'est parce qu'elle voulait aider, en tant que mère, une adoptée ayant "perdu" la sienne, qu'elle a accepté de me parler.

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    A Séoul, Mme Lee prie chaque jour dans l'espoir de retrouver sa fille. Elle vivait chez ses parents après s'être séparée de son mari. A son insu, celui-ci a abandonné l'enfant hors des circuits légaux.
     
    Crédits :Agnès Dherbeys      
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    En faisant ce reportage très personnel, Agnès Dherbeys a eu la confirmation qu'elle est désormais étrangère à la culture coréenne.
     
    Crédits : Agnès Dherbeys      
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    Ancienne "femme de réconfort" mariée à un soldat américain dont elle a un fils, Mme Kim Ji-hee s'ennuyait aux Etats-Unis. Une fois rentrée en Corée avec son enfant métis, elle finit par le confier à l'adoption à 8 ans.
     
    Crédits : Agnès Dherbeys     
Lire le diaporama
Shin Kyung-hee est la mère qui m'a le plus émue. Quand elle a appris que j'avais été adoptée par des Français, elle s'est presque littéralement jetée sur moi, tant son désespoir est absolu. Sa fille, née Lee Sang-ha le 28 juillet 1975, serait arrivée en France en 1979. J'ai promis de l'aider, mais seule sa fille peut effectuer des démarches pour la retrouver. La loi interdit à l'agence d'adoption de lui fournir le moindre renseignement sur elle et sa nouvelle identité. En pleurant, elle me raconte : "Je me suis mariée très jeune. Mon mari, un homme violent, me battait. J'étais terrifiée, ma propre famille aussi. Pendant que j'étais à l'hôpital à cause d'une fracture du bassin qui s'est produite tandis que j'essayais d'échapper à ses coups, lui et sa nouvelle amie m'ont pris ma petite fille et l'ont envoyée à l'adoption. Je n'ai jamais oublié mon enfant. Je ne supporte pas de ne pas savoir ce qu'elle est devenue. Je sais juste qu'elle a été adoptée en France. J'ai tellement honte d'être sa mère et de ne rien savoir d'elle !" Les histoires si uniques et souvent tragiques de ces mères coréennes ne m'auront finalement pas vraiment fourni de réponse à la question : pourquoi cette vague d'adoptions a-t-elle eu lieu ? Mais une vision a posteriori du pays qu'était la Corée du Sud il y a trente ans s'est dessinée. Les récits de ces femmes et les causes de l'abandon - voulu ou subi - de leur enfant brossent le portrait d'une société dure, pauvre et très conservatrice où, dans des circonstances difficiles telles qu'un divorce ou la naissance d'un enfant chez une très jeune femme, l'abandon était préférable. Cette période révolue est difficile à imaginer face à la formidable modernité et à la prospérité de la Corée du Sud en 2013. L'abandon existe toujours, mais les causes ont changé : 90 % des adoptés sont des enfants de mères célibataires - ce qui prouve que le traditionalisme est encore très présent.

La seule chose dont je sois sûre, en revanche, c'est que je ressentais un besoin viscéral d'effectuer cette démarche, comme si m'engager dans le projet Mother était une étape de mon devenir. Même si je n'ai absolument jamais remis en question le lien qui m'unit à mes parents adoptifs, j'ai désormais la confirmation anachronique et éclatante qu'ils sont bel et bien mes parents... et que je suis vraiment une étrangère en Corée du Sud.


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