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vendredi 28 février 2014

Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto à Rome le 21 novembre 1974.

Entretien de Jacques Lacan avec Emilia Granzotto pour le journal Panorama (en italien), à Rome, le 21 novembre 1974. Cet entretien a vraisemblablement eu lieu en français, a été traduit en italien, puis retraduit en français.

Question – Pr. Lacan, on entend de plus en plus souvent parler de la crise de la psychanalyse : on dit que Sigmund Freud est dépassé, la société moderne a découvert que sa doctrine ne suffit plus à comprendre l’homme ni à interpréter à fond son rapport avec l’environnement, avec le monde…

Lacan – Ce sont des histoires. D’abord : la crise, il n’y en a pas. Elle n’est pas là, la psychanalyse n’a pas du tout atteint ses limites, au contraire. Il y a encore beaucoup de choses à découvrir dans la pratique et dans la doctrine. En psychanalyse il n’y a pas de solution immédiate, mais seulement la longue, patiente recherche des pourquoi.
Deuxièmement : Freud. Comment peut-on le juger dépassé si nous ne l’avons pas entièrement compris ? Ce que nous savons c’est qu’il a fait connaître des choses tout à fait nouvelles que l’on n’avait jamais imaginées avant lui, des problèmes… de l’inconscient jusqu’à l’importance de la sexualité, de l’accès au symbolique à l’assujettissement aux lois du langage.
Sa doctrine a mis en question la vérité, une affaire qui regarde tout un chacun, personnellement. Rien à voir avec une crise. Je répète : on est loin des objectifs de Freud. C’est aussi parce que son nom a servi à couvrir beaucoup de choses qu’il y a eu des déviations, les épigones n’ont pas toujours fidèlement suivi le modèle, ça a créé la confusion.
Après sa mort, en 39, même certains de ses élèves ont prétendu faire la psychanalyse autrement, réduisant son enseignement à quelques petites formules banales : la technique comme rite, la pratique réduite au traitement du comportement et, comme visée, la réadaptation de l’individu à son environnement social. C’est-à-dire la négation de Freud, une psychanalyse arrangeante, de salon.
Il l’avait prévu. Il disait qu’il y a trois positions impossibles à soutenir, trois engagements impossibles, gouverner, éduquer et psychanalyser. Aujourd’hui peu importe qui a des responsabilités au gouvernement, et tout le monde se prétend éducateur. Quant aux psychanalystes, hélas, ils prospèrent comme les magiciens et les guérisseurs. Proposer aux gens de les aider signifie le succès assuré et la clientèle derrière la porte. La psychanalyse c’est autre chose.

Q. – Quoi exactement ?

Lacan – Je la définis comme un symptôme, révélateur du malaise de la civilisation dans laquelle nous vivons. Ce n’est certes pas une philosophie, j’abhorre la philosophie, il y a bien longtemps qu’elle ne dit plus rien d’intéressant. Ce n’est même pas une foi, et ça ne me va pas de l’appeler science. Disons que c’est une pratique qui s’occupe de ce qui ne va pas, terriblement difficile parce qu’elle prétend introduire dans la vie quotidienne l’impossible et l’imaginaire. Jusqu’à maintenant, elle a obtenu certains résultats, mais elle n’a pas encore de règles et elle se prête à toutes sortes d’équivoques.

Il ne faut pas oublier qu’il s’agit de quelque chose de tout à fait nouveau, que ce soit par rapport à la médecine, ou à la psychologie ou aux sciences affines. Elle est aussi très jeune. Freud est mort il y a à peine 35 ans. Son premier livre L’Interprétation des rêves a été publié en 1900, et avec très peu de succès. Je crois qu’il en a été vendu 300 exemplaires en quelques années. Il avait aussi très peu d’élèves, qui passaient pour des fous, et eux-mêmes n’étaient pas d’accord sur la façon de mettre en pratique et d’interpréter ce qu’ils avaient appris.


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