par Robert Maggiori
Le vin aime la philosophie, et va bien avec elle – comme un gamay du Beaujolais aux tanins souples s’allie au beaufort, ou comme un rosé frais sied à un soir d’été. Dans la Grèce antique, il accompagnait les discussions philosophiques. On le voit dans le Banquet de Platon, où chaque convive fait l’éloge de l’amour, tout en mangeant et en buvant à l’envi un vin chaud, que les convives, s’ils sont amants, se passent de bouche en bouche. A la fin tout le monde est saoul, abruti, et s’écroule dans un sommeil éthylique – sauf Socrate, dont la sagesse est telle qu’elle sait saisir la limite entre ivrognerie et ivresse.
Dans un autre texte, les Lois (649a), Platon dit ceci du vin : «L’homme qui en boit ne se rend-il pas tout de suite lui-même, pour commencer, de meilleure humeur qu’il n’était auparavant ? A mesure qu’il y goûte davantage, ne fait-il pas que de plus nombreuses espérances l’emplissent, ainsi qu’une puissance imaginaire ? Et même à la fin, un tel homme qui se figure être sage, n’est-il pas tout plein de la plus complète liberté en ses propos, de la plus complète absence de crainte, au point de n’hésiter à dire, ni même à faire n’importe quoi ?» L’appréciation semble positive : le «nectar des dieux» est source de plaisir, de joie communicative, il débride et décuple les forces de l’imagination, libère la parole, brise les inhibitions… Le bémol vient à la fin : sous l’emprise de l’alcool, l’individu peut «dire et faire n’importe quoi» (ou «tout ce qui lui passe par la tête», selon d’autres traductions). On peut n’y entendre que blâme, dénonciation de ce que l’excès de boisson (laquelle, tenue en elle-même pour un «poison», n’était jamais consommée pure : le mot même de vin, krasí, signifie «mélange») provoque vociférations, vomissements, diurèse, céphalées, excitation sexuelle, troubles de la vision et de la motricité, violence, et, surtout, restriction du jugement et du sens moral. Mais ce même excès, qui fait par ses effluves tourner l’action en exaction, la parole ordonnée en logorrhée, la pensée en délire, est aussi moyen de faire s’enflammer la fantaisie, de susciter des discours enjoués, brillants, inouïs, sinon de pousser l’esprit à aller «au-delà de soi-même», nouer comme dans des rituels dionysiaques un dialogue avec des puissances surhumaines ou, du moins, créer un enthousiasme, une présence du divin en soi.
Si le vin aime la philosophie, c’est qu’il lui plaît de jouer avec elle, de la pousser, elle si raisonnable, vers ses derniers retranchements, vers ce seuil trouble où la raison vacille, encore ancrée à ce qu’elle peut maîtriser mais déjà inspirée ou aspirée par la démesure, qui lui fait entrevoir ce qui lui échappe. C’est ce jeu ambigu qui fait que la philosophie rend au vin l’amour que celui-ci lui porte. D’abord parce qu’il lui donne du «corps», lui procure cette ivresse qui la rend moins géométrique, plus souple ou «liquide», dégonfle l’illusion qu’elle se fait trop souvent de savoir tout prendre dans les rets de l’intellect ou de pouvoir tracer des lignes de partage bien droites entre le bien et mal, le vrai et le faux. Ensuite parce qu’il l’invite à se pencher vers la terre, le terroir, les sols argileux, calcaires ou sablonneux, le monde minéral et végétal, et à nouer des rapports fertiles avec toutes les disciplines, les savoirs, les expériences, les traditions, les langages que le vin mobilise, l’œnologie elle-même, bien sûr, mais aussi la géographie, l’agronomie, la géologie, l’ampélographie, la botanique, la bactériologie, la chimie, l’histoire, la technologie, la gastronomie, la climatologie, l’anthropologie, la religion, la mythologie…
«Joyeuse obsession viticole»
De cet «amour réciproque», Pierre-Yves Quiviger, philosophe, donne un bel exemple dans une Philosophie du vin. Professeur à l’université Paris I-Sorbonne, Quiviger travaille dans des domaines où ne semble permise aucune «ivresse» : l’histoire des doctrines juridiques et politiques (Montaigne, Calvin, Sieyès, Villey…), la philosophie du droit, l’éthique médicale et animale, l’épistémologie de la bioéthique, l’intelligence artificielle, les humanités numériques… Mais, initié au culte de la «dive bouteille» par son père, médecin, et ayant eu l’heur de pouvoir, tout jeune, tremper ses lèvres «dans du pauillac, du cahors, du monbazillac, du champagne et, privilège lyonnais, dans de jolis beaujolais et de charmants saint-joseph», il a développé une «joyeuse obsession viticole», une œnophilie et un savoir œnologique aussi étendu que celui qu’il a des corpus juridiques. Il était donc escompté qu’un jour il appliquerait ses connaissances philosophiques au vin, et ses connaissances du vin à la philosophie.
En général, les ouvrages de philosophes consacrés au fruit de la vigne rappellent la manière dont les penseurs célèbres, depuis l’Antiquité, l’ont traité. Pierre-Yves Quiviger ne déroge pas à la règle et retrace une «histoire de la philosophie du vin», en négligeant toutefois, à juste titre, les théories qui ne prennent le vin que «comme un simple exemple», et les improbables listings de philosophes classés en abstinents ou alcooliques. Dans une telle histoire, apparaissent Platon («le temps passé à boire ensemble […] joue, si on l’emploie comme il convient, un rôle important dans l’éducation» et présente «un avantage qui ne le cède en rien à celui que procurent les exercices corporels» !), Sénèque, Rabelais («si je ne bois pas, je suis sec. Me voilà mort. Mon âme s’enfuira en quelque grenouillère. Jamais une âme n’habite un lieu sec»), Montaigne, Locke, Montesquieu, Rousseau, Kant, Kierkegaard («le vin est un garant de la vérité, et la vérité une apologie du vin»), Bachelard, Mary Daly, philosophe et théologienne féministe, Clément Rosset. L’originalité de l’approche que propose Quiviger tient cependant à autre chose, entre autres à la manière dont il passe, si on peut dire, du verre au livre, dont il examine un même problème – par exemple celui du rapport entre expérience et connaissance – en l’examinant à la loupe œnologique et philosophique.
Initiation et connaissance
Il arrive, au restaurant par exemple, de devoir en premier goûter le vin, et, faute d’expertise, de se trouver dans l’embarras de ne pouvoir grommeler que «oui, ça va ! Parfait». Mais prenons le cas d’un amateur ou d’une amatrice, capable de (re)connaître l’âge du vin, le terroir, le domaine, le cépage, l’absence ou la présence de sulfites, les modes de vinification, etc., à qui une robe rouge «tirant vers le brun» fait aussitôt penser à un pinot noir assez ancien, une robe très dense à un bandol ou à un madiran, une robe «transparente, presque rosé foncé» à «un poulsard, un ajaccio de pur sciaccarellu». Quiviger propose alors un jeu : quelles différences apparaîtront, concernant les connaissances, le plaisir, les sensations, les impressions, la mémoire gustative, etc., si on goûte un vin en carafe sans savoir ce que l’on boit ou en le sachant ? La dégustation à l’aveugle – soit dans l’ignorance du lieu de naissance du vin, du millésime, de la géologie, de l’histoire, du prestige, de l’investissement symbolique… – a certes des vertus : celle d’une expérience «nue et pure», dénuée de préjugés et de prénotions, où l’identification du vin requiert conscience, mémoire, yeux, bouche (tanins, acidité, longueur, force alcoolique…), nez (d’abricot, d’amande…), «met tous les sens en éveil et mobilise les souvenirs et le savoir de l’amateur, comme quand, lisant un roman policier, on traque les indices dans chaque page». Mais aussi des vices : «Ce que l’on gagne en fraîcheur et en pureté (“J’aime, j’aime pas”), on le perd en profondeur et en finesse» – comme on le voit par ailleurs avec les œuvres d’art, sur lesquelles on peut porter des jugements d’agrément qui n’ont pas la même complétude que les jugements de goût, formés par l’initiation, l’éducation, la connaissance. La «dégustation informée» n’est pas non plus exempte de défauts : le jugement y est pré-orienté, l’idée, comme chez Platon, l’emporte sur la chose concrète, au point que ce que l’on sait oblitère ce que l’on boit («je me retrouve à boire mes fiches de lecture plutôt que le vin dans mon verre»). C’est pourtant par elle que l’on saisit le vin comme production culturelle, et, en le dégustant, qu’on se rend soucieux de précision, attentif aux différences et sensible aux nuances : connaître les vins, c’est multiplier les expériences, sensorielles et cognitives, aiguiser donc le regard sur le monde, la terre de saveurs et le ciel des savoirs.
Quiviger ne se contente pas, naturellement, de suggérer quelques bonnes pratiques de dégustation. Philosophe du droit, il ne peut esquiver ce qui est l’une des tâches premières du droit, certes («les boissons alcoolisées font l’objet dans la plupart des pays d’une régulation juridique pointilleuse») et bien sûr de la philosophie : définir (les concepts). Mais comment définir le vin, s’il existe une infinité de vins, mille manières de le cultiver, le produire, le conserver, le boire, le célébrer, des «nuances inépuisables au sein de chaque couleur» – blanc, rouge, rosé – une série innombrable de cépages, de degrés d’alcool, de méthodes de transformation, etc. ? Pour répondre, et avant de traiter les autres questions (Qu’est-ce qu’un bon vin ? Y a-t-il une esthétique du vin ? De quelle nature est le lien social que tisse le vin ? Pourquoi religion et vin sont-ils si liés ? L’expérience de l’ivresse est-elle hyper-connaissance ou dessaisissement du réel ?), Pierre-Yves Quiviger recourt à la méthode phénoménologique de Husserl, à la «variation eidétique»,apte à identifier l’essence du vin, autrement l’invariant qui demeure à travers toutes les différences, disparités, métamorphoses et variétés. On ne dévoilera rien. Mais qu’on sache qu’il ne suffira pas de dire que le vin est «le produit de raisins pressé issus d’un plant de Vitis vinifera» ! D’ailleurs, il existe des vins de sureau, de cerise, de palme, de sorgho et même d’ananas.
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