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lundi 4 septembre 2023

Comment ça s'écrit «Complaisance» de Simona Sora, blues d’hôpital

par Mathieu Lindon   publié le 1er septembre 2023

Un établissement de santé sous Ceausescu, une clinique suisse où la complaisance est «une monnaie d’échange»... Roman en deux volets de l’autrice roumaine. 

«Elle l’a fait, finalement elle l’a fait, c’était la seule pensée qui lui tournait dans la tête, comme un tapis roulant horizontal, sont les premiers mots de Complaisance, le roman de la Roumaine Simona Sora née en 1967. Et ce que la jeune Maïa a fait (perdre sa virginité) est le résultat de l’obsessionnelle ambiance hiérarchique et érotique régnant dans l’hôpital à la fin des années 1980, quand Nicolae Ceausescu est encore au pouvoir. Ce sont plus exactement les premiers mots de la première partie de Complaisance, intitulée «Ascension en orthopédie». L’héroïne se retrouve pour «vingt-quatre secondes» dans l’ascenseur vers le service Orthopédie avec ce docteur au «polo bleu» qui lui dicta des comptes rendus d’opérations, «cherchant ses mots comme s’il en caressait les contours», de même que, elle, sous la douche, «l’eau l’avait caressée de la tête aux pieds» – et que, dans la seconde partie, «Hôte à vie», se déroulant dans une institution gériatrique suisse, le responsable sourira «en caressant de sa main gauche un formulaire». On caresse beaucoup, mais avec plus ou moins d’érotisme. «Dès qu’ils avaient franchi les filtres, les patients se muaient comme par miracle en d’aveugles objets rituels, étanches et précis, dans l’attente du sacrifice.»

En Roumanie, c’est l’époque où les avortements sont interdits pour raison démographique et, dans la douche des infirmières, Maïa se retrouve face au «corps du délit – variante la plus littéraire de l’expression qu’elle ait pu trouver –», un «petit bout d’être humain»qui n’a rien à faire là, un «conglomérat de cellules, plutôt de l’eau et du vide qu’autre chose». Elle réagit de façon inattendue car elle est imprévisible et il est difficile de démêler si elle rend un compte exact des événements, affabule ou reprend des légendes locales de son enfance (et pourrait-on être poursuivi «pour non-assistance à personne déjà morte» ?). C’est, écrit la traductrice Florica Courriol dans sa préface, un «mixte d’autofiction et de réalisme magique». Et les divers cadavres dont il est semé n’altèrent pas l’humour du roman.

Dans «Hôte à vie» (présenté tête-bêche, comme si tout recommençait), Maïa est dans une clinique suisse où de rationnelles raisons financières interdisent l’allongement exagéré de la vieillesse. Ah, la Suisse, «petit pays neutre qui n’a jamais fait partie du monde réel», «plein de règles strictes, de complaisance assumée et de pendules à coucou», ce «pays extraterrestre» où une Polonaise semble «la plus suisse de toutes les soignantes : elle ne riait jamais, on ne l’avait jamais vue pleurer ; elle n’avait pas d’amis mais ne s’était jamais fâchée avec personne». Si Maïa «avait compris, depuis son expérience des hôpitaux roumains, que les règles étaient faites pour couvrir en cas de besoin ceux qui les avaient édictées», elle fait en Suisse une nouvelle expérience financière : «La complaisance qu’on lui demandait à nouveau était ici une monnaie d’échange et ce qu’elle avait vécu aurait dû […] lui démontrer la valeur de cette monnaie.» (Florica Courriol signale que Simone Sora travailla comme «cadre médical» en Suisse.) Il y a parfois un sens positif à «complaisance» mais ce n’est pas celui qui a cours dans le roman. Comment, à l’Est ou à l’Ouest, parvenir à ne pas être complaisante ? Maïa «résistait machinalement, elle avait toujours résisté, sans raison et sans gloire, juste pour l’amour de la résistance, triste et stupéfaite, jugeant et étant jugée». Résister sans même savoir qu’on résiste.

«Tout aurait été plus simple si elle avait su déjà ce qui est l’essence de la complaisance : ne penser que ce que tu peux dire. Sinon on est obligé d’apprendre à se taire, d’assumer son silence pour que personne n’entende le heurt brutal des cordes vocales dans la gorge, leur vibration pénible précédant l’articulation.» Maïa est une grande petite lectrice, ce qui introduit aussi à la complaisance dans la littérature quand l’héroïne se confronte à des auteurs «ignorant totalement la loi qui disait, essentiellement, qu’il faut penser, dire, voir et écrire ce que les autres attendent», sous peine de tomber«sous le régime de l’imagination» (en Roumanie, le docteur du début «n’avait encore jamais eu de Shéhérazade personnelle»)Comme si, un temps, elle craignait d’ouvrir la porte à cette réalité supplémentaire, «une réalité mensongère qui enveloppait la réalité vraie et suffisante». Elle qui avait rêvé de l’Ouest rencontre un «monde libre bien qu’incroyablement complaisant» et, parfois, «la complaisance, c’était l’enfer».

Simona Sora, Complaisance. Traduit du roumain par Florica Courriol, Des femmes-Antoinette Fouque, 300 pp.


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