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jeudi 7 septembre 2023

Interview «Avec la recherche de profit des crèches privées, les salariées deviennent maltraitantes malgré elles»

par Elsa Maudet   publié le 6 septembre 2023

Sous-alimentation, changes effectués avec de l’essuie-tout, une professionnelle pour 24 enfants… Les exemples de dérives dans des crèches appartenant à des grands groupes sont nombreux. A l’occasion de la sortie de deux ouvrages sur le sujet, Daphné Gastaldi, co-autrice de l’un d’eux, revient sur une situation alarmante, encouragée par les pouvoirs publics.
publié le 6 septembre 2023 à 14h09

Les crèches privées lucratives sont dans le viseur, avec deux livres sortant coup sur coup sur le sujet. Si le Prix du berceau (Seuil, 208 pp., 18,50 euros)qui paraît vendredi, a déjà circulé parmi les journalistes et au ministère des Solidarités, en charge du dossier, le second, dont la sortie est prévue ce jeudi, est entouré d’un grand mystère. Embargo strict. Seulement sait-on qu’il est cosigné par deux journalistes du Parisien, Bérangère Lepetit et Elsa Marnette, et qu’il a pour titre Babyzness (Robert Laffont, 336 pp., 21 euros)De quoi alimenter les interrogations : aura-t-il l’effet des Fossoyeurs, cet ouvrage qui épinglait les pratiques d’Orpea, géant des Ehpad ? Il s’avère d’ailleurs que son auteur, Victor Castanet, prépare lui aussi un livre sur les crèches commerciales, qui sortira dans quelques mois et promet des révélations.

Le Prix du berceau, lui, détaille les pratiques de ce que ses auteurs, les journalistes Daphné Gastaldi et Mathieu Périsse, appellent les «Big Four», les quatre plus grands groupes gestionnaires de crèches : les Petits Chaperons rouges, Babilou, People & Baby et la Maison bleue. Leur enquête est née suite au décès, en juin 2022, d’un bébé dans une crèche People & Baby de Lyon, où une employée a fait avaler du Destop à une fillette.

Sous-alimentation, changes effectués avec de l’essuie-tout, une seule professionnelle pour 24 enfants… Les exemples de dérives dans des crèches appartenant à ces grands groupes sont nombreux. Le point majeur étant la recherche de remplissage à tout prix, la moindre demi-heure devant accueillir un maximum d’enfants, au détriment de salariées éreintées et démunies. Une situation permise et même encouragée par les pouvoirs publics, alors que les crèches privées représentent aujourd’hui un quart des berceaux et sont en constante expansion. Daphné Gastaldi revient sur les principaux enseignements de son enquête.

Tout le secteur de la petite enfance est sinistré, avec un manque de personnel généralisé. En quoi le privé lucratif pose-t-il particulièrement problème ?

Cette financiarisation des crèches implique des optimisations, une course au profit, au remplissage, qui a vraiment changé la donne dans le secteur. Il n’y a pas que nous qui le disons : l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) dit que ce surcalibrage des subventions publiques pour le secteur privé peut avoir des effets pervers.

On a des témoignages de maltraitance physique, verbale, psychologique dans les crèches. Mais surtout, ce qu’on constate, c’est comment cette industrie des crèches maltraite ses salariées, qui deviennent maltraitantes malgré elles. On est sur une pente glissante, tout le monde tire la sonnette d’alarme et il est peut-être encore temps d’inverser la vapeur.

Quelle influence les pratiques du secteur commercial ont-elles sur l’ensemble des crèches ?

Il y a une dynamique positive. Le privé a pu mettre en place des nouvelles pédagogies [Montessori, crèches bilingues, langue des signes, ndlr]. Mais derrière la vitrine et les belles promesses de certains grands groupes privés, la réalité du terrain est complètement différente. Beaucoup de salariées n’ont absolument pas le temps de faire les activités d’éveil que promettent ces grandes entreprises, parce qu’elles sont en sous-effectif. La culture entrepreneuriale infuse dans les crèches. On est passé d’un service public à une mentalité de start-up, avec tout son vocabulaire. On parle de process, de badgeuse, des protocoles se mettent en place.

L’Igas dit que ça concerne tout le monde mais que, dans le secteur privé, il y a une recherche de profit et une logique de financiarisation qui les inquiète, qui peut être mise en parallèle avec le secteur des personnes âgées. Une boîte comme les Petits Chaperons rouges était une PME il y a quinze ans et est devenue une multinationale. La logique de rentabilité implique qu’ils sont en train de dégrader le service.

Vous écrivez que le secteur de la petite enfance est une «mine d’or». C’est-à-dire ?

C’est un marché qui fait environ 1,5 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Les entreprises de crèche disent que ce n’est pas du tout un secteur rentable, mais la rentabilité moyenne est de 6 %, et 5 % des grandes entreprises récupèrent 25 % de taux de rentabilité.

Babilou, les Petits Chaperons rouges et la Maison bleue n’ont pas versé de dividendes à leurs actionnaires ces trois dernières années. On est loin des sommes colossales gagnées par les patrons et actionnaires d’Orpea, par exemple.

On ne compare pas forcément avec les revenus d’Orpea ou du secteur des personnes âgées. Ce qui est rentable, ce ne sont pas forcément les places de crèches pour les familles, mais les places de crèches d’entreprises. On a vu des places achetées par des entreprises qui montent à 15 000 euros. Derrière, il y a tout un système d’aides et de subventions publiques. Le secteur est biberonné à l’argent public. On explique comment, par ces places d’entreprises facturées très cher, le secteur s’est développé.

En quoi les pouvoirs publics sont-ils responsables de l’essor des crèches privées lucratives ?

On voit depuis vingt ans la montée en puissance du secteur privé, qui a été aidé par les pouvoirs publics parce qu’il y avait une pénurie de places en crèches. Les premières crèches privées commencent au début des années 2000, puis il y a eu plusieurs plans crèches des gouvernements successifs. Ça a permis d’assouplir la réglementation pour permettre à des microcrèches de se créer. Et il y a eu des subventions pour permettre à ces crèches privées de se développer. Elles ont grossi jusqu’à représenter un quart de parts de marché. On pose la question du manque de contrôle en face. Les protections maternelles et infantiles n’ont pas les moyens de contrôler les crèches comme il faudrait.

Le système de financement, qui s’applique à toutes les crèches, y est aussi pour beaucoup. Notamment avec la prestation de service unique (PSU), versée par les caisses d’allocations familiales, et l’obligation de facturer à l’heure voire à la demi-heure près et non plus à la demi-journée.

Les crèches publiques aussi sont soumises, par la PSU, à cette course au remplissage. En revanche, des crèches privées flirtent avec la loi. Elles vont toujours remplir au maximum ou surbooker, en jouant avec le surnombre autorisé [les crèches ont le droit d’accueillir plus d’enfants que prévu en urgence ou pour dépanner, mais l’effectif moyen ne doit pas dépasser les 100 % sur une semaine, ndlr]. Elles le font à temps plein alors que le surbooking autorisé doit être occasionnel.

Faudrait-il interdire les crèches à but lucratif ?

On ne se prononce pas là-dessus. L’enjeu, c’est comment c’est contrôlé, quelles questions ça soulève, est-ce que les bébés peuvent être une marchandise comme une autre. Force est de constater qu’il y a une pénurie de places en crèches‚ donc la question c’est plutôt comment encadrer cette lucrativité, contrôler ce qui se passe dans certaines crèches. Ça vaut pour toutes les crèches, publiques et associatives aussi, mais une crèche publique va chercher l’équilibre et une crèche privée va chercher le profit. Ça pousse d’autant plus à mettre la pression sur les salariées.

Que pensez-vous de la volonté d’Emmanuel Macron de créer un service public de la petite enfance ? Et de l’objectif affiché de 200 000 places supplémentaires ?

Afficher 200 000 places c’est louable, mais irréalisable. Il y a déjà eu des annonces chiffrées par le passé, les objectifs n’ont jamais été atteints. Il y a un manque de main-d’œuvre formée et d’attractivité parce que c’est très mal payé, les personnes sont brisées physiquement, moralement, dans ces métiers qui comptent 97 % de femmes. Les conditions de travail ne sont pas à la hauteur de l’enjeu. Quant au service public, les entreprises privées veulent que ça s’appelle un «service universel de la petite enfance». Il y a encore beaucoup d’interrogations sur la forme que ça prendra.


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