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mardi 5 septembre 2023

Burn-out Marie Pezé : «Ce n’est pas en supprimant les arrêts maladie qu’on va remettre les gens au travail, c’est en les soignant mieux»

par Adrien Naselli   publié le 4 septembre 2023

Alors que le gouvernement entend lutter contre les arrêts maladie «de complaisance», la psychologue, initiatrice de la première consultation «souffrance et travail», déplore un discours culpabilisant dans un contexte de dégradation de la santé des travailleurs.

Avec la présentation du budget 2024 à l’Assemblée nationale fin septembre en ligne de mire, le gouvernement a déclaré la guerre aux «arrêts maladie de complaisance» qui creuseraient le trou de la Sécurité sociale. Plusieurs milliers de médecins ont reçu depuis le mois de juin des courriers d’avertissement. De fait, le nombre d’arrêts explose : 8,8 millions en 2022 contre 6,4 millions il y a dix ans, selon les chiffres de Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie. 44 % des salariés ont été arrêtés au moins une fois en 2022 selon l’étude sur l’absentéisme du groupe Axa. A qui la faute ? La docteure en psychologie Marie Pezé pointe clairement les «nouvelles organisations du travail.» En 1996, elle lançait une consultation «souffrance et travail» au centre d’accueil et de soins hospitaliers de Nanterre (Hauts-de-Seine). Depuis, la psychanalyste est à la tête d’un réseau européen de près de 200 centres qui accueillent les salariés en burn-out et blessés dans l’exercice de leur métier. «Une réussite ou un symptôme ?» demande-t-elle dans la troisième réédition de son livre Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés (Flammarion, 2023).

Pourquoi y a-t-il de plus en plus d’arrêts de travail ?

Ce sont les conséquences des nouvelles organisations du travail, qui ont fait exploser les troubles psychiques. Elles sont caractérisées par une charge accrue, intensifiée et complexifiée. C’est-à-dire qu’il y a plus de travail, qu’il faut aller plus vite, et qu’on a introduit beaucoup de procédures numériques. Partout s’applique la grammaire chiffrée, c’est-à-dire la nécessité de rendre compte de son travail uniquement par le chiffrage de l’activité. Le «reporting» [faire des rapports au sein de l’entreprise, ndlr], essentiellement introduit à des fins statistiques, mange un bon tiers du temps des travailleurs, avec des objectifs qui mettent les salariés dans des situations d’injonction paradoxale : si on n’atteint pas les objectifs, c’est qu’on n’a pas été assez performant, et si on les atteint, c’est qu’ils ont été sous-estimés. Donc on ne s’en sort jamais.

Comment recevez-vous l’expression «arrêts de travail de complaisance» employée par le gouvernement ?

Le gouvernement choisit la punition plutôt que la prévention en faisant planer une menace collective, alors que le salarié français est déjà submergé : il travaille en apnée et le bénéfice de ses vacances s’évanouit en 48 heures. Pour les médecins généralistes, en première ligne devant la souffrance au travail, c’est un terrible refus de reconnaissance de la lourdeur de leur travail. Les médecins connaissent leurs patients, ils ne les arrêtent pas pour leur faire plaisir mais parce qu’ils risquent leur santé. Ce n’est pas en supprimant les arrêts maladie qu’on va remettre les gens au travail, c’est en les soignant mieux ! Il suffirait que le gouvernement consulte les chiffres de la Dares, qui dépend du ministère du Travail. La direction des statistiques nous montre qu’en 2019, 47 % des salariés français sont en «souffrance éthique», c’est-à-dire qu’ils souffrent de mal faire leur travail. On a tout dans les mains : les publications scientifiques, les statistiques du ministère lui-même, les définitions cliniques, et à côté de ça, un violent déni politique.

La stratégie du gouvernement pour réduire le déficit de la Sécurité sociale est-elle la bonne ?

Non car c’est au contraire en reconnaissant plus d’accidents du travail que la Sécurité sociale pourrait être soulagée. Il existe en effet deux caisses : la caisse AT-MP (accidents du travail-maladies professionnelles), qui est financée par les cotisations des entreprises, et la Caisse primaire d’assurance maladie (la Sécurité sociale), financée par les cotisations de tout un chacun. Or il est toujours difficile de faire reconnaître l’épuisement professionnel comme maladie professionnelle et la responsabilité des arrêts maladie ne pèse donc ni sur les employeurs ni sur les organisations du travail, mais sur la solidarité collective. C’est cela que le gouvernement ne veut pas dire. La dernière commission, réunie en 2021, a évalué le montant de la sous-déclaration des AT-MP dans une fourchette comprise entre 1,2 et 2,1 milliards d’euros.

Les médecins-conseils, qui en ont assez de voir peser le coût des conditions de travail dégradées sur la solidarité collective, ont construit dès 2011 un diagnostic, l’ESA (état de stress aigu). Il permet aux médecins de déclarer les malaises consécutifs à un événement précis (entretien houleux avec un supérieur, humiliation en réunion, demande excessive de charge de travail), en accidents du travail. L’arrêt pèse ainsi sur l’entreprise, la Sécurité sociale récupère de l’argent, et c’est un bon moyen de faire comprendre que ce sont les conditions de travail qui sont en cause dans l’augmentation des pathologies.

L’entrée du burn-out dans la classification internationale des maladies de l’OMS en 2019 a-t-elle contribué à l’augmentation du nombre d’arrêts ?

Aux Etats-Unis, au Canada ou en Europe, l’épuisement professionnel est la maladie montante. Celui qui réussit de nos jours n’est pas le plus intelligent ou le plus fort mais le plus rapide. Culturellement, certains pays permettent des marges de manœuvre : si vous sortez du travail à 17h, vous avez du temps de vie. Et ce n’est pas la semaine de 4 jours qui va arranger les choses, car en contractant encore plus le temps de travail, elle ignore la physiologie.

Les symptômes du burn-out sont beaucoup plus graves que dans les années 70. Mais en France, si un médecin écrit «burn-out» sur un arrêt maladie, il peut se retrouver devant le Conseil de l’ordre à la demande de l’avocat de l’employeur, justement parce qu’il a établi un lien avec le travail. Le Conseil de l’ordre demandera alors au médecin de changer son diagnostic en «dépression réactionnelle», sous peine d’une suspension.

Le préjugé d’improductivité du salarié français est-il justifié ?

Absolument pas ! Nous sommes quatrièmes en productivité horaire au rang mondial. Mes patients, cadres ou pas, travaillent de 30 à 70 heures par semaine. Si vous ajoutez à cela l’extension du télétravail et l’intrusion du numérique dans la sphère personnelle, vous avez toutes les pathologies de surcharge qui augmentent. Regardez ces gens qui travaillent dans les TGV, les salles d’attente, les cafés. Dans ces fameuses «organisations liquides», ils présentent des symptômes cognitifs d’une particulière gravité. Nous faisons passer à nos patients des bilans neuropsychologiques qui sont les mêmes tests que pour Alzheimer, et nous avons des cadres de haut niveau, sortis des plus grandes écoles, avec des QI impressionnants, qui ont des pertes de capacité de logique, de concentration, c’est-à-dire de toute la «mémoire du travail» située dans le cortex frontal. Certains de ces patients ne pourront plus jamais retravailler. Ils finissent en invalidité de type 2. Les conditions sont tellement dégradées qu’elles abîment tout le monde, y compris nos «cerveaux», celles et ceux qu’on appelle l’élite de la nation.


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