par Marlène Thomas publié le
Elle imaginait notre rencontre comme un entretien d’embauche. Un long échange visant à arriver au point de rupture, celui où le candidat finit par déraper et avoue soudainement sa tendance à être en retard. «C’était mon appréhension, mais ça ne se passe comme ça», sourit Rose Lamy dans son salon bruxellois, encore encombré par ses cartons de livres, quatre jours après son déménagement. Difficile de percer la carapace de celle qui décortique le discours sexiste dans les médias pour 223 000 followers sur son compte Instagram Préparez-vous pour la bagarre. Depuis quatre ans, elle vit au rythme épuisant des alertes Google sur des mots-clés, se protège derrière un pseudo emprunté à son arrière-arrière grand-mère. «Un portrait c’est long, personnel, tout ce qui est compliqué pour moi», confie l’autrice de 39 ans, accoudée à son canapé vert d’eau. L’exercice médiatique du jour reflète celui entamé un an plus tôt pour son deuxième essai En bons pères de famille, qui est sorti ce mercredi. Contrairement au premier, prolongement fouillé de son compte, il s’agit moins d’intellectualiser que de donner de soi. «Une thérapie express» dont elle sort éreintée mais soulagée.
A l’automne 2021, elle est dans la file du Franprix quand l’une de ses trois sœurs aînées, en pleine lecture de son premier livre, Défaire le discours sexiste dans les médias, lui écrit : «Maman t’a déjà parlé de papa ?» Rose avait 4 ans quand son père est mort d’une maladie cardiaque. Pas le temps de se forger des souvenirs. Un assemblage de pièces de puzzle formant un paysage incomplet de sa petite enfance : une maison dans la prairie face aux Alpes (tatouées sur le bras), les premières glisses à 2 ans, la liberté heureuse. Elément central de ce portrait mental de l’absent, une nécrologie parue dans la presse locale le dépeignait alors en héros de ce village de Haute-Savoie, «ouvrier en galère qui a réussi à avoir sa boulangerie», conseiller municipal, animateur du ski club.
Après le texto déclencheur de sa sœur, de longs échanges avec sa mère, Michèle, à Bourges, où cette retraitée réside, lui permettent de combler les vides. Derrière l’euphémisme consacré, «avoir l’alcool mauvais», elle découvre la réalité des violences conjugales subies, déconstruit l’image de son père, revit par flashs les fuites nocturnes de la famille, chez une amie, les «soirs de trop grandes colères» comme celui où il a menacé sa mère avec un fusil.
Depuis, son quotidien se ponctue de «si». Et s’il n’était pas mort ? Et si les violences s’étaient amplifiées ? Rose Lamy est hantée par l’idée que le nom de Michèle aurait été enfoui dans une brève de faits divers entre un «accident de ski» et une «invasion de criquets». «Ivre, il la tue parce qu’il y avait des grumeaux dans la fondue, provoque-t-elle. Quelle insulte aux vies derrière ces lignes ! Je l’ai toujours dénoncé. Là, je me suis rendu compte que j’aurais pu être de l’autre côté du miroir.»
Ode à la nuance tout autant que dynamite pour la cellule familiale patriarcale, son projet de livre «secoue [s]a propre famille». Sa mère, Michèle, est partie prenante du processus d’écriture. Sans jamais excuser, elle conduit sa fille sur le chemin de la nuance, l’aide à dépasser sa colère bouillonnante, à comprendre que la violence se loge dans l’ordinaire, chez nos frères, oncles, amis, pères. «Au début, je pensais devoir le détester. Ma mère a pointé le nœud des violences intrafamiliales. C’est qu’il y a malgré tout de l’amour»,lâche-t-elle en insistant sur un contexte singulier, facilité par l’absence. Rose Lamy «continue d’aimer son père pour ce qu’il a fait de bien», sans balayer une part de colère «contre lui et le système qui permet l’impunité de ses semblables».
Bien avant la révélation de ce lourd secret, son féminisme s’est forgé de manière «empirique», en grandissant entourée de femmes à Bourges après la mort de son père. «Ma grand-mère était “fille mère”. Ma mère, elle, s’est retrouvée veuve à 35 ans avec quatre filles, a passé son diplôme d’aide soignante à 42 ans.» Pour cette élève modèle, les femmes sont «capables de tout». En arrêtant en deuxième année sa licence d’histoire pour travailler dans les musiques actuelles, son cocon a explosé. «Quand on me disait que les femmes ne pouvaient pas être directrices artistiques, c’était une langue que je ne comprenais pas.»
Après plusieurs années à courir après un CDI, cette mélomane s’est reconvertie dans la communication de crise du Transilien. Initiée à la science du langage, elle a appris «qu’il ne faut pas dire le mot “frein” car c’est anxiogène», jonglé entre les tweets pour la SNCF, quittée en 2020, et ses posts antisexistes. Une double vie. «Elle pensait ne plus rien avoir à dire sur sa page Insta dans trois mois»,s’amuse son amie de longue date Virginie, 49 ans.
Son statut d’autrice et militante – «un personnage semi-politique»tente Virginie – est pour elle «un bug dans la matrice». «Il y avait 1 000 raisons que je ne fasse pas ça.» Loin du fantasme d’un activisme inné, celle qui vote à gauche s’est d’abord frottée aux sphères anarchistes à la fac. Elle pointe sans rougir ses virages et incohérences : à commencer par l’installation de celle qui est actuellement célibataire avec son ex en 2003 à Bordeaux, fief de Bertrand Cantat, pour un stage dans une maison de disques peu après le féminicide de Marie Trintignant, ou sa «loyauté presque instinctive» envers DSK en 2011 alors qu’elle est en famille d’accueil aux Etats-Unis. Ces deux affaires formeront un second socle de sa prise de conscience.
Mille autres raisons semblent pourtant avoir tracé ce que cette apostate nomme «destinée». «Quand j’ai su pour mon père, j’ai compris le sens de mon engagement. On dirait le twist de fin d’un épisode de série.» L’autrice s’attelle désormais à reconstruire sa narration, assemblant ses souvenirs «tels des pages Wikipédia mises à jour en permanence». L’écriture n’en est pas plus un accident de parcours. «J’écris depuis toujours dans des journaux intimes, sauf que ces écrits sont dénigrés dans la société, cachés, cadenassés.» Son intérêt critique pour les médias est tout aussi ancré. A 10 ans, elle fit ainsi part au directeur du Journal de Mickey de «son immense joie» de lire son magazine. Elle écrivit même à François Mitterrand pour «lui demander de sauver les baleines».
Les réseaux sociaux s’apparentent pour elle à «une main invisible».Celle qui vous prend à un endroit et vous place à un autre, creusant au passage de profonds «gaps sociaux» avec sa famille. Rose Lamy s’apprête à se détacher de la page qui l’a vu naître, complétée récemment d’une newsletter payante plus intime. «J’ai de quoi vivre un an et demi. Je ne gagne pas des millions, mais ce n’est pas le smic.» Elle souhaite désormais analyser plus que recenser. L’idée de léguer ce patrimoine à un collectif lui trotte en tête. Une nécessité. Tout de noir vêtue en clin d’œil à son idole Johnny Cash, elle reprend à son compte les paroles de The Man in Black. «Ce que j’aimerais porter un arc-en-ciel tous les jours /Et dire au monde entier que tout va bien […] Jusqu’à ce que l’horizon soit plus clair, je suis l’homme en noir.»
4 janvier 1984 Naissance à Thonon-les-Bains
30 mars 2019 Création du compte Instagram Préparez-vous pour la bagarre
10 novembre 2021 Défaire le discours sexiste dans les médias (JC Lattès)
6 septembre 2023 En bons pères de famille (JCLattès)
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