Publié le 21 mai 2023
Léo Bourdin
CHRONIQUE
L’art du bien-manger ne s’arrête pas à la porte d’une cellule. Grâce à leur ingéniosité et au système D, des condamnés se filment en train de mitonner des plats savoureux, qu’ils partagent avec leurs codétenus et leurs abonnés sur les réseaux sociaux.
« Il est en prison et il mange mieux que nous ! », s’exclame JLsoni667, un brin provocateur, sous la vidéo TikTok de @raamo6point3. Lequel, en ce 8 février 2022, a décidé de s’atteler, pour le plus grand bonheur de ses 220 000 abonnés (ils sont 287 000 désormais), à la préparation d’une recette de chaussons aux pommes. On tapote sur l’écran du téléphone et l’auteur de ce court clip de 25 secondes (532 000 vues) surgit au premier plan, sur un fond de musique rap entêtant – le morceau Bitume, du groupe L2B Gang. Derrière la cagoule noire qui cache son visage aux trois quarts, on devine un regard déterminé. En arrière-plan, la présence d’une fenêtre à barreaux – sur laquelle tiennent en équilibre quelques oranges et deux serviettes de bain – trahit sa condition de prisonnier.
Devant lui, sur une table basse, se trouvent cinq pommes, bien alignées, qu’il commence par découper en petits quartiers et réduire en compote, dans une casserole, avec un peu de sucre de canne en poudre. Un plan de coupe plus tard, celui qui se fait également appeler « P. Etche’hebs » sur le réseau social – un jeu de mots associant le terme « hebs », qui signifie « prison » en arabe, et le patronyme du célèbre chef et juré de l’émission « Top Chef » Philippe Etchebest – déballe une pâte feuilletée d’un sac plastique, l’aplatit à l’aide d’une canette de soda en lieu et place d’un rouleau à pâtisserie, puis vient la détailler en cercles de diamètres homogènes en utilisant l’extrémité d’un couteau à bout rond. Une fois garnis de compote et délicatement scellés, les pâtons sont disposés à l’intérieur d’une grande poêle.
A défaut de four, le détenu dévoile une technique de cuisson bien connue des cuistots de cellule : deux poêles sont empilées l’une sur l’autre avant d’être prises en sandwich entre les feux de deux plaques chauffantes (l’un des rares appareils d’électroménager, avec le frigo, à être autorisés en cellule), de façon à créer une enceinte chauffante hermétique. Quelques secondes plus tard, les chaussons aux pommes à la croûte parfaitement dorée apparaissent à l’écran – ils n’ont rien à envier à ceux que l’on trouve à l’extérieur, dans le monde des gens qui pâtissent en toute liberté.
En faisant défiler le catalogue des vidéos postées par @raamo6point3, on découvre près de cinquante recettes qui rivalisent d’ingéniosité et de système D, parmi lesquelles un gâteau basque, une incongrue galette des rois, des « lasagnes de prisonnier » ou encore un alléchant mafé de poulet.
Fascination un rien voyeuriste
Depuis quelques années, grâce à la présence croissante de smartphones introduits illégalement (en 2017, plus de quarante mille téléphones ont été saisis, selon les chiffres de la direction de l’administration pénitentiaire), les vidéos qui documentent la popote des prisonniers fleurissent sur les réseaux sociaux.
Sur Instagram et TikTok, les hashtags #prisonfood et #prisoncuisine, ainsi que les comptes de @dany_hellz_kitchen ou de @untiktolard, permettent à eux seuls de saisir l’ampleur du phénomène : ici, un condamné utilise le moteur d’un ventilateur, surmonté d’une fourchette, pour battre des œufs et monter des blancs en neige ; là, un autre enroule une feuille de classeur plastifiée pour fabriquer une poche à douille artisanale et garnir un millefeuille.
Vus de l’extérieur, tous ces instantanés sans filtre, puisque filmés et produits par leurs auteurs, ont le don de satisfaire, chez ceux qui les consomment, une curiosité et une fascination un rien voyeuristes. Nonobstant, elles permettent à ces observateurs d’appréhender, en quelques clics, une thématique jusqu’ici peu documentée de manière aussi frontale : la nourriture carcérale.
Dans un essai récemment publié aux éditions Nouriturfu, intitulé Surveiller et nourrir (138 pages, 15 euros), en clin d’œil au fameux Surveiller et punir du philosophe Michel Foucault, Lucie Inland offre une longue réflexion sur la question des nouvelles formes de représentation de l’alimentation en prison.
Au chapitre « Mythes et pop culture », la journaliste et autrice prend en exemple le cas de l’instagrammeur Dany Hellz Kitchen (un pseudonyme qui fait référence à l’émission de télé « Hell’s Kitchen », du chef britannique Gordon Ramsay) pour insister sur le caractère pédagogique – et, parfois, politique ou inspirant – des vidéos de cuisine carcérale publiées sur les réseaux sociaux. « Il commence à publier sur Instagram fin mars 2018 pour montrer la réalité de la prison,explique-t-elle, conscient que la population extérieure n’en sait pas grand-chose, et dissuader les jeunes rêvant d’une carrière à la Tony Montana – Dany a été incarcéré durant sept ans pour trafic international de cocaïne. En plus du message de prévention, il partage sa passion pour la cuisine. Il montre qu’avec une ou deux plaques de cuisson et quelques ingrédients cantinés [la « cantine » est l’épicerie de l’administration pénitentiaire auprès de laquelle les détenus peuvent acheter des aliments pour améliorer leur quotidien] il peut concocter plein de plats réconfortants et en faire profiter ses camarades, sans enjoliver la vie derrière les barreaux, ni nier que c’est un privilège d’avoir des proches pouvant financer ses achats de cantine. »
Pour qui n’a jamais été incarcéré, il reste difficile de se mettre à la place d’un prisonnier. Que peut-il bien se passer dans la tête de quelqu’un qui est enfermé entre quatre murs, privé de sa liberté de mouvement, et dont la routine quotidienne obéit à un espace-temps tout aussi distordu que long et forcé ? Mesure-t-on suffisamment la chance que l’on a d’être libre de pouvoir choisir ce que l’on va manger ? Avec qui, quand et comment nous allons dîner ?
« La nourriture, c’est hyper important, surtout quand on est enfermé, expliquait un détenu, sous couvert d’anonymat, au média culinaire Munchies, dans un article intitulé “Comment la cuisine améliore ma condition de prisonnier”. D’ailleurs, comme moi, beaucoup de détenus se nourrissent exclusivement de ce qu’ils cuisinent – une demi-journée passée à cuisiner, c’est une demi-journée où tu penses à autre chose. » Dans ce cas précis, l’acte de faire à manger restera toujours l’une des meilleures manières de s’évader.
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