Par Magali Cartigny Publié le 01 avril 2023
A 12 ans, un enfant sur trois a déjà vu des images pornographiques. Le laisser sans explication face à ces contenus, c’est prendre le risque qu’elles nuisent à sa sexualité future. La réalisatrice de films X Erika Lust propose des guides pour engager une discussion sur le sujet avec son enfant. Alors on respire un bon coup, et on se lance.
C’est une discussion que nous n’avons pas eue avec nos parents. Vers 4-5 ans, ils nous avaient vaguement expliqué « comment on fait les bébés » (« la petite graine qui va dans l’œuf »). Puis, les hormones explosant, pour les plus chanceux d’entre nous, papa ou maman avait un jour débarqué dans la chambre, l’air faussement décontracté, pour s’assurer, justement, qu’on évite de faire des bébés et d’attraper des MST (« tu sors couvert ! »).
Désormais, une étape supplémentaire, gênante mais nécessaire, paraît s’imposer : la conversation porno. Et mieux vaut commencer tôt. Car les gamins qui regardent ces films pour adultes, comme ceux qui harcèlent leurs camarades ou se droguent en cachette, ne sont pas que « les enfants des autres ».
Quelques chiffres pour se donner de l’élan : à 12 ans, un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques ; pour les moins de 18 ans, cette proportion grimpe à 82 %, selon un sondage OpinionWay pour 20 Minutes publié en 2018. Une autre étude, réalisée en 2020 par le même institut pour la région Ile-de-France, établissait à 10 ans l’âge moyen de la première exposition à ce type de contenu. Parmi les 27 % des moins de 17 ans qui consomment du porno régulièrement, 91 % utilisent leur smartphone. Et plus les jeunes sont issus d’un milieu défavorisé plus ils sont exposés à l’addiction, selon une enquête Ipsos réalisée en 2018 auprès des 14-24 ans.
Erika Lust, réalisatrice et productrice de films X éthiques et féministes, a lancé, en 2017, The Porn Conversation, un site Internet proposant, en anglais, des outils pédagogiques aux parents et aux enseignants pour aborder les questions de sexualité et le rapport à la pornographie. Le 21 mars, elle présentait, lors d’une conférence à Paris, la version française de sa plate-forme et de ses « guides conversationnels » élaborés avec des sexologues et classés par tranches d’âge (8-11, 12-15, 16 et plus). « Avant, le porno était réservé aux adultes. Aujourd’hui, avec la multiplication des écrans, les enfants tombent sur ces contenus, il faut donc en parler avec eux », déclarait, en introduction, la cinéaste suédoise, qui figurait parmi les cent femmes les plus influentes dans le classement 2019 de la BBC. « On me demande souvent, concernant mon métier : as-tu dit la vérité à tes enfants ? Comme si j’étais Pablo Escobar… », plaisante celle qui a, depuis longtemps, ouvertement parlé de son activité à ses filles, Lara (16 ans) et Liv (12 ans).
Les films d’Erika Lust sont, de fait, très éloignés de ce que propose la majorité du porno gratuit en ligne (88 % des images sont violentes, révélait un rapport du Sénat en 2022). Il suffit de lire les titres sur Pornhub ou YouPorn (« Ado qui se fait démonter ») pour comprendre qu’on est loin de la VHS qu’on avait piquée dans la bibli du paternel. Promotion du viol, de l’inceste, du racisme, objectivation des femmes, sexualisation des mineurs, banalisation de la violence… « Les messages nuisibles véhiculés par le porno ont un impact sur l’imaginaire de nos enfants, sur leur représentation du monde et leurs pratiques sexuelles futures », avertit la réalisatrice, qui plaide pour une éducation à la « culture pornographique » à l’école, similaire à ce qui existe pour l’éducation aux médias.
Une « culture » qui s’impose partout
Cette « culture » s’est en effet imposée partout, insidieusement. Elle matraque en particulier la jeunesse à travers certains jeux vidéo (dans GTA V, le joueur doit « choper » une prostituée dans la rue pour finir une mission), mangas, séries, clips, fenêtres pop-up (à l’origine de 70 % des expositions accidentelles d’enfants au porno), etc. « Les réseaux sociaux, qu’il s’agisse de Telegram, TikTok, MYM ou OnlyFans, diffusent des contenus à caractère sexuel. Par exemple, jeudi, j’ai tapé “manifestation” dans Twitter et je suis tombé sur un homme en train de se masturber », témoigne docteur Kpote, éducateur en santé sexuelle dans les lycées et centres d’apprentissage depuis vingt ans et chroniqueur à Causette.
Thérèse Hargot est sexologue, et intervient auprès des parents depuis plusieurs années dans les établissements scolaires : « L’école doit jouer ce rôle de prévention pour s’assurer que tous les enfants entendent le même message, notamment sur l’interdiction aux moins de 18 ans. » En France, trois sessions de deux heures sont censées être organisées chaque année au collège et au lycée. Dans les faits, c’est plus compliqué. Le 2 mars, SOS Homophobie, Sidaction et le Planning familial ont porté plainte contre l’Etatdevant la justice administrative pour le contraindre à organiser ces séances prévues par la loi.
« L’enfant reste seul face à ces images, avec le risque de reproduire ces gestes au sein du cercle familial ou amical. S’il n’y a pas de conversation autour de cela, c’est un désastre. Or, beaucoup de parents n’osent pas le faire », assure la thérapeute, qui invite les adultes à sortir du déni. « On s’est longtemps limité à dire aux enfants : “Ton corps t’appartient”. L’effet pervers, c’est que l’on délègue à l’enfant sa propre protection. Pour le porno, c’est pareil. Entamer la discussion est pénible, mais c’est notre job. » Installer un contrôle parental (que de nombreux petits malins savent craquer) et poser des limites de consommation ne suffit pas. Thérèse Hargot précise que, s’agissant du porno, regarder, c’est faire : « L’acte masturbatoire est intégré comme du vécu, donc ça modifie le cerveau chez les plus jeunes. Au niveau hormonal, cela peut créer des dysfonctionnements sexuels. »
Mais, comme le souligne Erika Lust, on ne doit pas pour autant diaboliser la pornographie dans son ensemble comme si elle était la cause des violences sexuelles, car c’est aussi une façon pour les ados de trouver des réponses et de découvrir la sexualité. Une position que partage le docteur Kpote, qui rappelle que, si les films X banalisent les rapports de domination masculine, ils ne les ont pas inventés. Les collégiens et lycéens avaient entre 6 et 12 ans quand #metoo a émergé. « L’affaire Weinstein ou PPDA, ils ne connaissent pas, explique l’éducateur. On ne peut pas demander à ces ados de réparer en quelques années les mauvais comportements de leurs aînés depuis des décennies. »
Docteur Kpote constate, dans la plupart des classes dans lesquelles il intervient, que les garçons exercent une forte pression sur les filles. « Sur TikTok, ils se tapent dessus et font des roues arrière pendant qu’elles se photographient en lingerie ou en maillot de bain. » Des adolescentes qui recherchent une validation sociale par l’exposition du corps et récoltent en échange des commentaires violents et sexistes. « Il faut développer leur esprit critique par rapport à ça, et leur apprendre ce que sont le partage, le désir, et le consentement dans la sexualité », insiste l’auteur de Genération Q (La ville brûle, 2018), qui témoigne de l’influence du porno dans les pratiques que ces jeunes décrivent (fellation obligatoire, claque sur les fesses, tirage de cheveux et autres). Il n’est toutefois pas convaincu que les parents soient les meilleurs interlocuteurs dans ce domaine. « Les ados n’ont aucune envie de parler de ça avec eux. » Trop gênant. Ce qui n’empêche pas, dit-il, d’installer un terrain favorable à la discussion.
Discussion informelle
Alors comment faire ? The Porn Conversation donne des clés pour établir le dialogue sur ce sujet délicat. Dans la catégorie 8-11 ans, le guide prévient : « Il est normal d’être nerveux. N’oubliez pas que votre enfant suivra votre exemple. Si vous êtes trop gêné pour parler de sexe, il se sentira aussi mal à l’aise. » Il conseille d’éviter si possible la convocation et le face-à-face (« Ne faites pas asseoir votre enfant pour discuter, comme s’il allait être sermonné ») et de privilégier la discussion informelle. On évite aussi les questions et remarques négatives ou intrusives, du type : qui t’as montré ça, pourquoi tu regardes ça, le porno, c’est dégueulasse, quel genre de famille penses-tu qu’on est ?
J’ai donc moi-même pris mon élan. Dans une « tenue confortable » (visiblement il faut éviter le costard-cravate ou l’uniforme pour « instaurer un climat de confiance »), j’ai approché ma petite dernière (9 ans), en sifflotant, à l’heure du goûter. Et j’ai prononcé mot pour mot une des phrases d’approche recommandées : « Tu peux laisser ton jeu deux minutes ? Je veux te parler d’un truc très important dont on parlera plein de fois mais qui pourrait être un peu bizarre au début. Je veux te parler de certaines images ou vidéos que tu as pu voir sur l’ordinateur. » Elle m’a regardée comme si je lui avais demandé sa fiche d’imposition. Et au bout de quelques minutes, j’ai compris qu’elle ne voyait pas du tout où je voulais en venir.
Pour la cadette (12 ans et demi), j’ai toqué à la porte de sa chambre, un panier de linge sous le bras pour faire diversion. « Tu as entendu parler de ce sondage disant que deux jeunes sur trois de moins de 15 avaient vu des vidéos ou images un peu choquantes, à caractère sex… » Elle m’a coupé la parole. « Maman, si ta question est : est ce que j’ai déjà vu du porno, la réponse est non, maintenant si je peux continuer de lire 13 Reasons Why, ce serait cool. » J’ai évidemment précisé que si elle voulait me parler de quoi que ce soit, j’étais disponible, sans jugement, etc. Un fiasco donc.
La discussion avec l’aîné (14 ans) a été plus fructueuse. Après m’avoir rappelé qu’avec le contrôle parental ses contenus étaient bloqués (mouais), il m’a raconté comment, grâce à TikTok (où une jeune actrice porno décrypte les stéréotypes) et à certains youtubeurs, les ados ont accès à la prévention en ligne. Il m’a appris l’existence de mèmes, sous forme de faux pop-up, tournant en dérision les pubs porno, notamment pour les sympathiques catégories « demi-sœur » et « belle-mère ». Bref, il était parfaitement conscient que ces vidéos étaient problématiques, et que cela n’avait rien à voir avec la sexualité dans la « vraie vie ».
Or, dans la « vraie vie », il semblerait que les jeunes aient de moins en moins envie. La Fédération nationale des collèges de gynécologie alertait, en 2019, sur le fait que l’influence du porno engendrait un désintérêt pour le sexe chez les jeunes filles et des troubles érectiles chez les garçons. Selon une enquête réalisée en février 2022 par l’IFOP, 43 % des 15-24 ans interrogés n’avaient eu aucune relation sexuelle au cours de l’année 2021. Porno partout, désir nulle part. Une raison de plus, pour les adultes, de remettre un peu d’émotion et d’amour là-dedans. En en parlant.
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