Par Hélène Jouan
Publié le 7 avril 2023
A la fin de l’année, 8 % des Québécois décédés devraient avoir eu recours à l’aide médicale à mourir, autorisée par la loi depuis 2014, au terme d’une longue délibération collective. De nombreuses personnes atteintes d’une maladie incurable et invalidante sollicitent ce « soin ultime », qui donne le droit au médecin, et à lui seul, d’administrer une solution létale. Dans la province canadienne, la démarche est entrée dans les mœurs. En France, la convention citoyenne sur la fin de vie vient tout juste de rendre son avis sur cette question sensible.
« L’éternité, ça ne va pas être un peu long ? Que vais-je faire de tout ce temps ? » A quelques jours de sa mort, programmée en juillet 2022, Ghislaine Lemay, 86 ans, appréhendait le calme à venir. Dans sa coquette maison de Québec, le monde s’était mis à vibrionner autour d’elle : ses filles s’activaient afin de s’assurer que la trousse médicale des trois piqûres requises pour dispenser l’aide à mourir arrive à temps, ses petits-fils aménageaient sa chambre pour qu’à l’heure dite toute la famille y trouve sa place, ses plus anciennes amies se pressaient autour de son lit pour partager un dernier verre et leurs souvenirs. Ses arrière-petits-enfants, enfin, la couvraient de dessins, lui souhaitant un « bon voyage au paradis ». « Malgré ses interrogations, ma mère n’a jamais flanché ni paniqué, se souvient, quelques mois après son décès, sa fille Geneviève Gagné, 62 ans, qui l’accueillait chez elle depuis vingt ans. Quand elle a su qu’elle était autorisée à partir, elle est même devenue euphorique. »
Atteinte de polyarthrite rhumatoïde depuis ses 46 ans, une maladie auto-immune incurable qui la clouait sur un fauteuil roulant, cette ancienne adjointe administrative chez l’opérateur de téléphonie Bell, cheveux couleur de neige, pleine de joie de vivre mais souffrant le martyre, avait réclamé il y a longtemps déjà le droit d’en finir. Il lui aura fallu attendre que le Québec autorise l’euthanasie, en 2015, que la loi évolue et que les critères de « fin de vie » ou de « mort naturelle raisonnablement prévisible » soient supprimés, en 2020, pour qu’elle puisse espérer voir son vœu exaucé – « on ne meurt pas de polyarthrite », lui opposaient jusque-là les médecins.
« J’ai le sentiment d’être dans une relation d’aide plus forte que ce que j’ai pu faire dans tout le reste de ma carrière d’urgentiste. » Natalie Le Sage, médecin
Après deux AVC, une ostéoporose venue accroître ses douleurs et des journées passées à subir des examens dans les hôpitaux sans espoir de rémission, elle a jugé, à l’été 2022, que le moment était venu. « Elle a pris le temps de s’assurer que nous étions tous à l’aise avec sa décision », raconte Geneviève Gagné, réviseuse linguistique auprès du gouvernement québécois, entre larmes et sourires en feuilletant un album de photos de sa mère disparue. « Elle a fait promettre au mari de sa petite-fille, qui est marin, de répandre ses cendres dans le fleuve Saint-Laurent. Le 31 juillet, c’était un dimanche, nous l’avons tous accompagnée, en prières pour ses sœurs, en chanson pour nous, avec La Mer, de Charles Trénet, qu’elle aimait tant. »
Croyante, la vieille dame s’est inquiétée de l’accueil que saint Pierre allait lui réserver. « Je suis sûre que vous serez assise à la droite du Père », la place de choix réservée à ceux qui arrivent au royaume des cieux selon la Bible, l’a rassurée en souriant la docteure Natalie Le Sage, avant de lui injecter le premier calmant suivi du bloqueur neuromusculaire provoquant l’arrêt du cœur. En partageant avec ses proches un dernier souvenir heureux, la voix de Ghislaine Lemay s’est éteinte.
« C’est un privilège pour moi d’être présente dans ces instants-là, c’est un moment de sérénité, raconte Natalie Le Sage.La peine se mêle au bonheur de voir chacun rester maître de son destin. » Après avoir passé plus de trente ans au service des urgences de l’hôpital de Québec, cette médecin a choisi de terminer sa carrière en se consacrant à « l’aide médicale à mourir » autorisée par la loi québécoise. Depuis trois ans, cette pétillante et volontaire quinquagénaire a accompagné plus d’une centaine de patients dans cette démarche. « J’ai le sentiment d’être dans une relation d’aide plus forte que ce que j’ai pu faire dans tout le reste de ma carrière d’urgentiste. Face à la perte d’autonomie vécue par une personne, à la souffrance existentielle qu’elle ressent à imaginer ce qu’elle va devenir et à l’immense fatigue qui accompagne tout cela, la médecine ne peut plus rien, sauf prodiguer cette dernière attention. »
Un consensus social
Avec 4 810 personnes ayant reçu l’aide médicale à mourir en 2022, le Québec prévoit que 8 % de ses décès résulteront de ce soin ultime en 2023. Il se place loin devant les Pays-Bas (4,8 %) ou la Belgique (2,3 %), où les lois dépénalisant l’euthanasie sont plus anciennes. Le soin se pratique à l’hôpital dans plus de la moitié des cas (54 %), à domicile (33 %) ou dans les maisons de retraite médicalisées et centres de soins palliatifs (13 %). Huit ans après son entrée en vigueur, la loi québécoise fait l’objet d’un consensus social qui ne laisse pas de surprendre en France au regard des clivages qui ont continué d’agiter le débat public, en marge des travaux de la convention citoyenne sur la fin de vie. Ses 184 membres se sont prononcés, le 2 avril, en faveur de l’aide active à mourir et proposent de légaliser à la fois l’accès au suicide assisté et à l’euthanasie.
« Au Québec, cette acceptation est le fruit du processus exemplaire mis en place pour accoucher de cette loi », estime Véronique Hivon. Cette ancienne ministre, aujourd’hui retirée de la vie politique, était une toute jeune députée du Parti québécois quand elle a décidé, en 2009, de s’emparer du rapport « Pour des soins appropriés au début, tout au long et en fin de vie » publié un an auparavant par le collège des médecins du Québec. Ceux-ci étaient soucieux d’engager la réflexion sur des pratiques réclamées par certains de leurs patients, mais qui les mettaient, de facto, hors la loi.
A l’époque, la jeune femme convainc tous les partis de l’Assemblée nationale du Québec de travailler de façon collégiale et transpartisane. Une commission ad hoc, Mourir dans la dignité, lance une consultation citoyenne itinérante. Pendant trois ans, elle circule à travers toute la province, de ville en ville, pour recueillir les avis des familles, des associations, des soignants et des juristes. Plusieurs centaines de contributions sont enregistrées et synthétisées. Toute la société civile réfléchit aux enjeux éthiques, médicaux et religieux soulevés par cette épineuse conciliation du respect de la vie et du droit à choisir une mort digne. « Le dialogue a toujours prévalu sur la confrontation », se souvient Véronique Hivon.
Devenue ministre avec notamment la charge de ce dossier, elle fait adopter, le 5 juin 2014, la loi 52, concernant les soins de fin de vie, issue de cette délibération collective. Elle est entrée en vigueur le 10 décembre 2015. « La philosophie de notre loi est unique au monde, explique Véronique Hivon. Il ne s’agit pas d’une législation spécifique sur l’euthanasie, comme partout ailleurs, mais d’une loi globale sur la fin de vie dans laquelle nous avons créé un droit explicite aux soins palliatifs et inscrit l’aide à mourir dans un continuum de soins. Elle est le soin ultime, celui qui peut être demandé après tous les autres. » Selon elle, la création de ce droit fait écho aux valeurs québécoises d’autonomie et de respect de la personne. « Depuis la perte d’influence de l’Eglise catholique au Québec, il y a soixante ans, nous revendiquons le fait que notre corps et notre destin nous appartiennent. »
Le soin le plus encadré et balisé de tous
Dernier niveau des soins palliatifs, l’aide médicale à mourir place les médecins québécois au cœur du dispositif. Deux d’entre eux doivent d’abord instruire la demande présentée par le patient, en s’assurant que tous les critères requis par la loi sont satisfaits. C’est le soin le plus encadré et le plus balisé de tous : le demandeur doit être majeur, « apte » à consentir aux soins, être atteint d’une maladie grave ou incurable et « éprouver des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables, qui ne peuvent être apaisées dans des conditions jugées tolérables ». Seul un docteur en médecine est ensuite habilité à injecter les produits létaux.
Ce rôle essentiel joué par les médecins représente une différence majeure avec les pratiques en cours dans certains Etats américains comme l’Oregon, où le patient doit s’administrer lui-même la solution qui provoquera sa mort, tout comme avec le reste du Canada, où le suicide assisté est légal – le professionnel de santé ne fait que prescrire. Au Québec, en revanche, la loi provinciale interdit ce dernier. Quant à l’aide médicale à mourir, le Canada s’est résolu à l’autoriser, en 2016, sous la pression du Québec et des injonctions de la Cour suprême du pays réclamant le plein respect de la Charte canadienne des droits et libertés sur tout le territoire : c’est désormais un droit constitutionnel.
La province francophone accorde à chacun de ses 22 000 praticiens la possibilité de refuser de dispenser ce soin, s’ils le jugent contraire à leur conscience ou à leurs convictions religieuses. Il les contraint cependant à transmettre la demande à un de leurs collègues. Aujourd’hui, 1 500 médecins ont déjà administré une aide à mourir, 300 le font régulièrement. Caroline Ouellet est de ceux-ci. Anesthésiste spécialisée en soins intensifs au centre hospitalier universitaire de Montréal, aujourd’hui engagée dans la création d’une nouvelle maison de soins palliatifs dans la métropole québécoise, jamais, dit-elle, elle n’a le sentiment de trahir le serment d’Hippocrate. « Pendant la journée, je réanime, j’aide à guérir, et, parfois, le soir, je dois aider à bien mourir. C’est mon devoir de médecin d’accompagner les gens de leur naissance à leur mort, j’ai l’impression de boucler la boucle, confie-t-elle. Je n’aime pas le mot euthanasie, cela renvoie à un acte unilatéral perpétré sur un sujet dénué de conscience. Dans l’aide médicale à mourir, c’est le patient qui choisit, jamais le médecin. »
Une simple liberté
L’élocution de Christophe Comte est saccadée, les gestes qu’il fait en parlant tremblent, mais son regard bleu acier dit toute sa détermination. Ancien chercheur en électricité auprès d’Hydro-Québec, cet homme de 61 ans s’est vu poser un diagnostic de maladie neurodégénérative, dite « Parkinson plus », en 2017. Depuis, mois après mois, cette maladie incurable a grignoté par à-coups les fonctions autonomes du cerveau, sa respiration puis sa marche, jusqu’à le river à un fauteuil roulant. Démuni, il assiste désormais à la lente évaporation de sa parole. Il y a un an, il a décidé de recourir à l’aide médicale à mourir. « Etre privé de voyage, de plein air et de sport, ne plus pouvoir jouer du violon, c’est déjà trop de deuils à endurer », murmure-t-il pour justifier sa décision. « Et puis, ajoute-t-il crûment, je n’ai pas envie que mes enfants soient un jour obligés de me torcher. » Ces derniers, âgés de 15 à 30 ans, ainsi que son épouse, n’ont d’ailleurs été prévenus de son projet que quelques jours avant qu’il ne dépose sa demande, le 27 avril 2022. « Jusque-là, j’estimais que c’était mes affaires. Leur annoncer la nouvelle sans fixer encore de date de fin m’a permis de leur dire que nous avions encore du temps devant nous. »
La voix de son épouse, en télétravail à l’étage supérieur, résonne dans le salon de sa maison montréalaise, aménagé pour que Christophe Comte puisse s’y déplacer. Soucieux de rester actif « jusqu’à la fin », dit-il, il passe encore plusieurs heures par jour sur son ordinateur. Il aide une association de son quartier à se battre pour l’inclusion des handicapés et s’emploie à transmettre à son successeur, dans son ancienne entreprise, l’essentiel de ses connaissances. Il assure n’avoir aucun regret : « J’ai fait dans ma vie tout ce que je souhaitais faire. » Sa sérénité a bousculé ses frères et sœurs restés en France, dont il est originaire. « Lorsque je leur ai fait part de ma décision, ils étaient choqués. Un départ librement consenti reste pour eux un sujet tabou et compliqué à mettre en œuvre. » Mais tout est simple ici, leur a-t-il rétorqué, nul besoin de s’exiler en Suisse ou en Belgique pour avoir droit à cette liberté. Début janvier, Christophe Comte a coché une date dans son calendrier, « ce sera pour l’automne, afin que je puisse être là pour le bal de fin d’année de ma fille et assister à la remise du diplôme universitaire de mon fils, en juin ». Ce jour-là, il pourra compter sur le docteur Georges L’Espérance pour être à ses côtés.
« Leur décision n’est jamais une lubie, toujours le fruit d’un long cheminement. Evidemment que personne n’a envie de mourir, mais ils ne veulent plus vivre comme cela, la plupart partent avec un immense sourire. » Georges L’Espérance, docteur
Ce neurochirurgien à la retraite depuis sept ans consacre désormais son temps à Christophe Comte et à ceux qui, comme lui, réclament ce dernier soin. Ses visites aux malades, qui s’étirent sur quelques semaines ou plusieurs mois, et l’administration du médicament létal sont prises en charge par la Régie de l’assurance maladie du Québec. Massif et débonnaire, l’ancien médecin, surnommé le « gentleman » par ses collègues, raconte avec pudeur les derniers instants de ses patients. « Après la question rituelle pour savoir s’ils consentent toujours à partir, je leur souhaite bon voyage. C’est cela, accompagner un homme. » Il s’agace des questions sur l’ambivalence supposée des malades face à leur fin de vie : « Leur décision n’est jamais une lubie, toujours le fruit d’un long cheminement. Evidemment que personne n’a envie de mourir, mais ils ne veulent plus vivre comme cela, la plupart partent avec un immense sourire. »
La charge émotionnelle des familles
Aujourd’hui président de l’Association québécoise pour le droit de mourir dans la dignité, Georges L’Espérance reconnaît qu’il a fallu que sa profession fasse sa propre révolution pour concéder au patient son droit au libre arbitre. « Sans doute qu’une des différences avec la France, c’est qu’au Québec cela fait près de trente ans que nous avons mis le paternalisme médical de côté. » Les médecins ont dû accepter de ne plus être des savants omnipotents, entendre que la médecine avait ses limites et que les soins palliatifs classiques ne permettaient pas toujours d’échapper à la souffrance. « En anglais, on parle de cure et de care : que l’on cherche à guérir ou simplement à soulager, dans les deux cas, cela signifie prendre soin », explicite-t-il, pour justifier le fait d’être totalement à son aise dans cette pratique.
Colosse tonitruant quand il dénonce les opposants à la demande de fin de vie qui ne se sont jamais confrontés aux souffrances réelles des malades, septuagénaire aux yeux mouillés quand il se laisse aller à évoquer des situations plus émouvantes que d’autres. Un air de Norma, de Bellini, joué pour accompagner un mourant est venu « le chercher aux tripes », le souvenir d’une jeune femme d’à peine 40 ans, atteinte d’une maladie génétique orpheline et qu’il a accompagnée pendant six mois avant de l’aider à partir, lui arrache encore des larmes.
« Avant de partir, mon père a tenu à me souhaiter mon anniversaire, qui tombait quelques jours après la date de sa mort. Depuis, chaque année, je réécoute son message et sa voix qui me dit : “Mon cher Ghyslain, je te parle d’un petit peu loin…” » Ghyslain Poisson
La responsabilité qui incombe aux médecins dans le processus québécois ne diminue pas la charge émotionnelle ressentie par les familles confrontées à la demande d’un de leurs proches. Professeur de golf, Ghyslain Poisson, la soixantaine athlétique, a accompagné son père de 79 ans en 2019, quand celui-ci, atteint d’un cancer incurable, a choisi d’en finir. « C’était un homme de décision, qui a toujours su ce qu’il voulait. Mais c’était aussi un “déserteur”, qui partait des repas de famille quand bon lui semblait. Alors, quand j’ai su ce qu’il voulait, j’ai eu un doute, cherchait-il encore à déserter ? Je voulais être sûr qu’il ne le fasse pas pour de mauvaises raisons, comme croire qu’il pouvait être un fardeau pour nous. »
Ghyslain Poisson se souvient du « fun » passé autour d’un repas chinois arrosé de vin, commandé l’avant-veille du décès de son père et partagé en famille dans sa chambre d’hôpital. « C’est très intense, parce qu’on sait qu’à partir de là les heures sont comptées. Mais c’est une bénédiction d’avoir le temps de se dire adieu. J’ai vécu comme un privilège de pouvoir bénéficier jusqu’au bout de ma relation avec lui. » Ghyslain Poisson s’interrompt, la gorge nouée, et désigne son téléphone. « Avant de partir, mon père a tenu à me souhaiter mon anniversaire, qui tombait quelques jours après la date de sa mort. Depuis, chaque année, je réécoute son message et sa voix qui me dit : “Mon cher Ghyslain, je te parle d’un petit peu loin…” »
L’emprise de l’Eglise catholique sur les consciences au Québec a beau être devenue marginale, elle garde une certaine influence dans son opposition à l’interruption volontaire de la vie. Les deux seules maisons de soins palliatifs liées au diocèse, sur l’île de Montréal, refusent encore de dispenser l’aide à mourir. Dans d’autres provinces, des évêques de l’Ouest canadien ont même interdit que les sacrements et des funérailles chrétiennes soient offerts aux personnes ayant renoncé à « mourir naturellement ». L’association Vivre dans la dignité, proche des milieux catholiques, met d’ailleurs en garde la France contre le « mirage québécois ». Jasmin Lemieux-Lefebvre, son coordonnateur, conteste la « vision idyllique de l’euthanasie présentée comme un soin », un « comble », dit-il, dans le pays qui a inventé la notion même de soins de fin de vie : c’est en effet Balfour Mount, un médecin canadien, qui a fondé en 1974 la première unité de médecine palliative au monde, à l’hôpital Royal Victoria, à Montréal.
L’abbé Jean Desclos, un homme d’église québécois, a osé jeter un pavé dans la mare du dogme en vigueur au Vatican. Ancien professeur de théologie, il a publié en 2021 un essai intitulé L’Aide médicale à bien mourir (éditions Médiaspaul Canada). Ses pairs n’ont guère apprécié. Quelques jours à peine après avoir pris sa retraite de sa paroisse, l’été dernier, il a entendu son successeur tonner du haut de sa chaire : « A ceux qui envisagent l’aide à mourir, je les préviens, l’Enfer existe ! » « C’est tellement bête et méchant », pouffe le septuagénaire dans un sourire facétieux.
« L’aide à mourir ne contrevient pas au commandement “tu ne tueras point”, qui s’adresse à des gens sans défense. Elle n’est pas un meurtre mais un acte encadré, civilisé, voulu par le patient. Dans la parabole de Jésus, le bon samaritain secourt toujours son prochain. C’est lui qui a raison, pas le pape. » Jean Desclos, abbé
Dans sa maison de Sherbrooke, située à 150 kilomètres de Montréal, un havre où il accueille un réfugié congolais en attente de papiers, Jean Desclos, en chemisette et au pas ralenti en raison d’un récent pépin de santé, raconte sa propre conversion. « Bien sûr qu’au départ j’étais réticent avec l’idée de choisir le temps de sa mort, mais la proximité avec la souffrance des gens, bouleversante, m’a fait changer d’avis. » Issu d’une fratrie de 14 enfants, il a vu plusieurs de ses frères quinquagénaires mourir de cancers. « J’ai fait une exploration personnelle, aurait-ce été criminel s’ils avaient voulu s’épargner certaines souffrances ? » Faire l’éloge de la douleur lui apparaît aujourd’hui « imbécile ». « Certains disent que hâter l’heure de sa mort est contraire à la volonté de Dieu, mais je vous le demande, moi, qu’en savent-ils de la volonté de Dieu ? » Dans certains cas, une mort digne et respectueuse reste « un cadeau de Dieu », estime-t-il.
L’iconoclaste abbé ne se sent pas en contradiction avec les Evangiles. « L’aide à mourir ne contrevient pas au commandement “tu ne tueras point”, qui s’adresse à des gens sans défense. Elle n’est pas un meurtre mais un acte encadré, civilisé, voulu par le patient. Dans la parabole de Jésus, le bon samaritain secourt toujours son prochain. C’est lui qui a raison, pas le pape », s’exclame-t-il en riant. Le souvenir d’une soirée autour du départ d’une de ses ouailles, croyante, coupe de champagne dans une main, chapelet dans l’autre, résonne encore en lui. « Elle ne cessait de répéter, c’est la fête, je vais chez Dieu ! Ça m’a marqué. On peut vivre ce passage entouré de ses proches, comme une célébration. » Jusqu’à envisager pour lui-même de devancer sa propre fin ? L’abbé Desclos élude la question.
Contrairement aux craintes évoquées par les soignants spécialisés dans les soins de fin de vie avant l’entrée en vigueur de la loi, l’aide médicale à mourir n’a pas nui au développement des soins palliatifs. L’accès à ceux-ci, notamment à domicile, n’est pas encore acquis de façon équitable à travers toute la province. Mais « il est aujourd’hui avéré que l’aide médicale à mourir n’est pas un choix que la personne fait par défaut au Québec. Dans l’immense majorité des cas, le patient reçoit déjà des soins palliatifs, il n’envisage l’euthanasie qu’en ultime recours », affirme Michel Bureau, le président de la Commission sur les soins de vie, un organe indépendant qui veille à la stricte application de la loi. Le profil des demandeurs est sensiblement identique à celui observé dans les pays où de telles législations existent : l’an passé, ils étaient à 93 % âgés de plus de 60 ans, 66 % étaient atteints de cancer, quatre sur cinq avaient un pronostic de survie d’une année ou moins.
Un élargissement de la loi plébiscité
La loi québécoise continue d’évoluer. Mi-février, le gouvernement du Québec a déposé un texte visant à modifier les critères d’admissibilité pour demander l’aide à mourir. Le projet de loi exclut encore les personnes atteintes de troubles mentaux – faute de consensus, le Canada s’est également accordé une année supplémentaire pour légiférer sur cette question –, mais il permettra à celles qui ont un « handicap neuromoteur grave et incurable », ainsi qu’aux personnes souffrant de maladies neurodégénératives, type Alzheimer, d’avoir accès à ce soin par le biais de « demandes anticipées ». A ce jour, l’injection létale ne peut être administrée qu’aux patients pleinement conscients de la recevoir. Si Ottawa emboîte le pas, le Canada sera l’un des trois seuls pays, avec les Pays-Bas et la Colombie, à autoriser ces demandes « préventives ».
Cet élargissement aux personnes atteintes de sénilité est plébiscité par l’opinion publique – un sondage publié dans le journal canadien The Globe and Mail en début d’année indiquait que 80 % des personnes interrogées y étaient favorables. Il suscite néanmoins quelques réserves, y compris parmi ceux qui sont pleinement engagés dans ce dernier soin. L’histoire personnelle de Ghislaine Rouly, installée à Kamouraska, un petit village au bord du Saint-Laurent à quatre heures de route de Montréal, l’a poussée à s’investir auprès des malades depuis plus de cinquante ans.
« Dans le cas des personnes atteintes d’Alzheimer, je vois leurs proches souffrir autour d’elles. Mais elles-mêmes, que ressentent-elles ? Certaines, même isolées dans leur bulle, semblent heureuses. Comment s’assurer qu’elles veulent toujours partir ? » Ghislaine Rouly, accompagnatrice en soins de proximités et de fin de vie
Atteinte de deux maladies orphelines, elle a survécu à plusieurs cancers et perdu deux enfants, atteints de mucoviscidose. Après avoir passé sa vie dans les hôpitaux, pour elle ou ses proches, cette septuagénaire est, depuis douze années, accompagnatrice experte en soins de proximités et de fin de vie, « une aventure philosophiquement vertigineuse, on touche à notre finitude ». Mais Ghislaine Rouly ne cache pas éprouver quelque réticence à l’idée qu’une personne puisse émettre, parfois des années à l’avance, un vœu qu’elle aura oublié quand il sera exaucé.
Le projet de loi prévoit en effet que le patient, encore « apte », détaille en présence d’un « professionnel compétent », les souffrances physiques ou psychiques (ne plus être autonome, ne plus reconnaître ses enfants…) à considérer pour procéder à l’aide à mourir. « Dans le cas des personnes atteintes d’Alzheimer, je vois leurs proches souffrir autour d’elles. Mais elles-mêmes, que ressentent-elles ? Certaines, même isolées dans leur bulle, semblent heureuses. Comment s’assurer qu’elles veulent toujours partir ? »
Nombre de médecins contestent aujourd’hui la notion de « sénilité heureuse » donnée par cette maladie, qu’ils considèrent être une illusion. Pour autant, administrer un soin létal à une personne oublieuse de sa demande soulève de nouvelles questions : « Comment le médecin évaluera-t-il le “bon moment”. Et si le patient se débat à l’heure de l’injection, faudra-t-il lui administrer de force ? », s’interroge-t-elle.
Ghislaine Rouly résout ses dilemmes en étant encore et toujours à l’écoute des personnes qu’elle accompagne. « Celles à qui j’en parle aujourd’hui m’affirment que faire une telle demande anticipée les rassurera, car elle leur procurera le sentiment de garder le contrôle sur ce qui va leur advenir. Finalement, je n’ai pas à être pour ou contre, je m’en tiens à respecter la liberté de chacun de rester maître de sa vie. Après tout, l’aide à mourir est un droit individuel qui ne s’impose qu’à soi-même. »
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