par Wassila Belhacine. publié le 3 août 2022
PHOTOS DE FAMILLE (3/6) Qu’elles soient planquées au grenier, classées en albums ou perdues dans nos smartphones surchargés, nous aimons tomber sur des photos de famille. Mais que nous disent-elles des modèles familiaux, de notre histoire individuelle et collective, ou de la vie politique? «Libé» enquête avec celles et ceux qui les collectionnent et les étudient.
Camille Gillet, 33 ans, compte sur les doigts d’une main les photos où elle apparaît avec son fils Nicolas (1). Dans l’un des trois clichés, qu’elle a tenu à développer, elle donne le sein à son nouveau-né à la maternité. Ses traits sont tirés par la fatigue mais on ne voit pas les larmes retenues à ce moment-là : «Je me rendais compte que mon compagnon ne me prenait jamais en photo», explique-t-elle. Bibliothécaire spécialisée en littérature jeunesse et mère de deux enfants, Laure a décidé de faire parler les chiffres : «Je figurais sur 45 photos sur les 450 annuelles, et plus de la moitié d’entre elles étaient des selfies !» En janvier dernier, comme pour se sentir moins seule, elle lance une question à la volée sur Twitter : «Mères de famille : on vous prend en photo, vous ?» Près de 400 interactions plus tard, la réponse est unanime : «Non».
Photographier, c’est genrer
Laure sent bien qu’il y a un lien à faire entre son absence sur les photos et le fait d’être une femme. L’histoire de la photographie lui donne raison : jusqu’aux années 60, la photographie, même de famille, était une tâche masculine ayant pour objectif de consacrer les moments ritualisés comme les baptêmes et les mariages. Cela ne veut pas dire pour autant que les femmes étaient toujours mises en valeur sur les clichés des époques précédentes. Comme le montrent les photographies retrouvées par la plasticienne Linda Fregni Nagler – provenant principalement d’Amérique du Nord elles ont été prises entre les années 1850 et les années 1930 – les femmes disparaissaient parfois sous les draps et couvertures pour tenir leur enfant, seul sujet visible de la photo.
En 1963, la commercialisation de l’Instamatic de Kodak, simplifié à l’extrême, démocratise l’accès à la photo pour le grand public dont les femmes : «Les publicités sexistes de l’époque indiquent qu’ils étaient conçus prioritairement pour les femmes et pour les enfants, ils ont néanmoins permis aux femmes de commencer à prendre des photos de famille», analyse Irène Jonas, photographe, sociologue et autrice d’une étude intitulée «la Photographie de famille : une pratique sexuée ?». Un glissement s’opère : alors que les hommes, dotés d’appareils plus élaborés à l’instar des Nikon ou des Olympus, sont toujours encouragés à exercer la photographie comme une véritable discipline artistique, en prenant des paysages ou des bâtiments, les femmes se chargent des photos de famille.
Autant les moments particuliers que les banalités du quotidien sont capturés par ces ouvrières du souvenir. Il y a aussi une angoisse derrière cela : la peur d’un vécu qui s’évapore sans laisser de traces, c’est pour cette raison que Siobhan prend frénétiquement des photos de ses petits : «Eux ne se rappelleront pas de ces moments-là, c’est pour leur montrer plus tard», dit-elle. Cette fonction de photographe confère aux femmes une nouvelle charge émotionnelle, elles deviennent les gardiennes des souvenirs : «Les mères s’occupent de la mémoire familiale. Elles ont une fonction de biographe et vont être sensibles au fait de prendre des photos pour archiver des moments et organiser le récit familial photographique», rapporte Claudine Veuillet-Combier, psychologue et coautrice avec Emmanuel Gratton de Photographies de familles contemporaines. Perspectives croisées entre sociologue et psychanalyse.
Ce rôle d’archiviste va jusqu’à la prise en charge totale de l’après-photographie et parachève une répartition sexuée de la pratique photographique : «Le rangement des photos et la conception de l’album, c’est un rôle qui est beaucoup attribué aux femmes également», observe Irène Jonas. Les mères de famille collent, sur des albums qu’elles préparent, des photos sur lesquelles elles n’apparaissent jamais ou si peu.
Derrière les flashs, l’invisibilisation
Leur disparition sur les photos marque aussi une invisibilisation de leur rôle dans la sphère familiale : «Neuf fois sur dix, ce sont elles qui donnent le bain à leur enfant mais la seule photo existante est l’unique fois où le père le fait !» détaille Laure. Mère d’un garçon de 8 ans, Mariana regrette que l’inégale répartition des tâches au sein du foyer soit remaniée sur les photos : «Les photos donnent l’impression que c’est uniquement mon mari qui se charge des activités avec mon fils, ce n’est évidemment pas le cas», dit-elle. Les albums de famille répandent alors des mensonges, rendant invisible, au fil des années, le travail fourni par les mères : «C’est moins spectaculaire lorsque c’est effectué par une femme, comme si c’était son rôle», explique Emmanuel Gratton, sociologue.
Les pères, eux, semblent indifférents à la situation. Depuis maintenant huit ans, Mariana, mère d’un petit garçon, attend que son époux la prenne en photo lorsqu’elle est au parc ou en pleine réalisation d’un gâteau au chocolat avec son fils : «Il s’en rend compte quand je lui en parle mais il n’a pas le réflexe de me prendre en photo.» Le mari de Pauline, mère de deux enfants, ne pense toujours pas à saisir son appareil photo lors des anniversaires, malgré quelques efforts notés par son épouse : «C’est d’autant plus drôle car il est passionné de photographie, il a un smartphone avec un super appareil photo et avant il avait un reflex !» La parade réside alors dans les selfies, substitut numérique du regard du conjoint, avec une pointe d’amertume tout de même : «Ce que je voudrais, c’est des photos d’un moment, prises à mon insu, en mouvement avec mon fils !» poursuit Mariana.
Si l’absence des femmes sur les photos de famille témoigne de leur charge émotionnelle et de leur invisibilisation dans les représentations familiales, la prise de conscience autour de cet enjeu est le signe que les choses changent : «Soulever la question de la disparition des femmes sur les photos de famille s’inscrit dans une revendication globale de non-invisibilisation et montre une fois de plus à quel point le privé est social», conclut Irène Jonas.
(1) Le prénom a été changé.
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