Publié le 30 juillet 2022
TRIBUNE
Pour « redécouvrir les activités essentielles », comme « la cuisine, le jardin, le faire soi-même », l’écrivain et Prix Goncourt appelle, dans une tribune au « Monde », à l’instauration d’un grand mi-temps compensé.
Le spectacle est annoncé. On commence à agiter la muleta de la retraite, et déjà les toros de tous bords se préparent à foncer tête baissée sur le linge écarlate pour y laisser leur empreinte, l’étirer, le dépecer ou le rapetisser, selon ce qu’ils nomment un impératif social ou le sens des réalités, lesquels s’accompagnent de la formule définitive : « Il faut savoir raison garder », leitmotiv des pauvres en esprit à l’imaginaire carencé.
On présentera ce débat sur la retraite comme la manifestation éclatante du fonctionnement démocratique, on s’étripera, on se félicitera du résultat ou on criera au scandale, et tout ce brouhaha politico-médiatique – et c’est peut-être sa finalité inconsciente – reviendra à accréditer cette idée que le corps central de toute existence est le travail, borné, d’un côté, par des années de formation (qui préparent à rentrer dans le grand corps, pas question d’y apprendre le chant des oiseaux) et, de l’autre, si tout se passe bien, par une offre permettant à ce grand corps malade d’avoir de quoi souffler, éventuellement sous assistance respiratoire. De sorte que c’est l’existence en son entier qui s’organise autour du sacro-saint labeur. Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta vie ? J’ai travaillé.
Ce repos terminal, on voit bien de quoi il s’inspire, de ce septième jour que s’accorde le Créateur après six jours à retourner terre et ciel. Les révolutionnaires, dans leur acharnement voltairien à en finir avec « l’infâme » (l’Eglise catholique), supprimèrent la semaine de sept jours (l’héritage biblique) pour la remplacer par le décadi. Au lieu de 52 dimanches chômés, il n’en restait plus que 36. Du côté du patronat, on commence à se frotter les mains. D’autant que l’Ancien Régime ajoutait aux 52 dimanches 25 fêtes religieuses, également chômées. Voltaire, bien sûr, mais aussi Montesquieu, s’en étaient alarmés, qui dénoncèrent les « effets pervers » pour l’économie de ce pieux repos accordé aux travailleurs. Un bon Dieu est un Dieu mort.
Grande débandade
Le poète Racan [1589-1670] avait 29 ans quand il a publié ses Stances sur la retraite (« Tircis, il faut penser à faire la retraite »), et Montaigne 38 quand il s’est retiré dans sa tour pour écrire, étudier, mettre en pratique le carpe diem horacien. Mais ça, cette injonction, « cueillir le jour sans se soucier du lendemain », hormis pour les oiseaux du ciel et les nantis, c’est précisément ce qui constitue la pierre d’inquiétude de la majeure partie de l’humanité. On empilait autrefois les naissances pour qu’il se trouve un enfant survivant acceptant de prendre en charge ses vieux parents.
Notre retraite est l’incarnation de cet « enfant modèle » composé de tous les enfants travailleurs et cotisants. Tout irait pour le mieux s’il n’y avait cet impondérable de la mort. On peut fixer une date de départ en retraite, mais sa date de fin relève de la loterie de la vie. Problème, cette roue de la loterie est truquée. Lors d’un retour au pays natal, j’ai vu mourir Abilio et Bébert, qui venaient tous deux de passer la cinquantaine, d’avoir inhalé pendant des années les vapeurs toxiques des cales de bateaux et les vernis d’un atelier de menuiserie. Tous deux poumons dévastés.
Ce qui revient à dire que deux moribonds ont cotisé pour les gens en bonne santé. On n’appelle pas ça la justice. Et, faire remonter le départ à la retraite à quarante-cinq ans pour qu’ils aient eu le temps de cueillir un peu de ce jour horacien, même les plus radicaux ne s’aventureraient pas à proposer une telle mesure. Ce ne serait plus une muleta mais un mouchoir de poche. De sorte que tous les programmes politiques condamnent délibérément les Abilio et les Bébert à ne jamais profiter de ce repos terminal.
C’est donc sur le grand corps du travail qu’il faut intervenir. Le moment y est d’autant plus favorable que c’est la grande débandade. Tel directeur des ressources humaines d’une grande banque confiant qu’il n’arrive pas à recruter les diplômés les plus prestigieux, même au prix de salaires mirobolants. Manque de sens, plus le goût d’exploiter ses semblables, besoin d’un temps à soi, à donner aux autres, à tenter de sauver les oiseaux peut-être quand la menace d’un printemps silencieux devient de plus en plus audible – plus de moineaux à Paris.
La centrifugeuse infernale du consumérisme
Travailler plus, pour gagner plus, pour consommer plus, pour s’endetter plus, pour rembourser plus. L’occasion est belle pour notre président aux mains de foudre d’opérer le grand corps, lui qui entend redonner de la dignité au RSA [revenu de solidarité active]. Quand même, on ne place pas la dignité au même endroit, puisqu’il s’agit de mettre au travail ceux qui n’en trouvent pas. Oxymore s’il en est, mais qui pourrait se résoudre en offrant la possibilité aux détenteurs du smic, notamment à celles et à ceux aux horaires scindés, écartelés, de travailler à mi-temps, l’autre mi-temps étant couvert par l’équivalent d’un RSA. Ce qui coûterait moins cher que le CICE [crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi, décidé sous François Hollande et supprimé en 2019] et les subventions accordées aux grands groupes qui se dépêchent de fermer boutique une fois touchée l’allocation mirifique.
Le chômage fondrait comme neige au soleil, l’absentéisme diminuerait, les travailleurs se portant mieux, la Sécurité sociale aussi, et ce temps libre dégagé permettrait de redécouvrir les activités essentielles que le grand corps gonflé d’hormones et de pesticides s’est acharné à éradiquer : la cuisine, le jardin, le faire soi-même, la vie de l’esprit, s’occuper des enfants, ne pas peser sur la planète, prendre plaisir à des riens, sortir de la centrifugeuse infernale du consumérisme. C’est ce que répondent les postulants diplômés au grand directeur des ressources humaines. Déjà le titre : ressources humaines, autant dire des mines de femmes et d’hommes à exploiter, des femmes-diamant et des hommes-charbon. Et, tant qu’on y est, proposons à l’ensemble de celles et de ceux qui le souhaiteraient de travailler aussi à mi-temps, l’autre mi-temps compensé, comme pour les smicards, par un RSA. On voit déjà l’hémorragie. Et ce qui s’écoule, c’est comme un grand rire libérateur.
Jean Rouaud est écrivain. Il a reçu le Prix Goncourt en 1990 pour « Les Champs d’honneur » (éditions de Minuit).
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