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vendredi 5 août 2022

Au Mexique, veillées au champignon et nuits de vertiges chez Maria la chamane

Par  Publié le 4 août 2022

 A la poursuite du champignon magique » (2/6). A la fin des années 1950, un village mexicain, où officie une femme aux pouvoirs étranges, devient une destination prisée des passionnés de champignons hallucinogènes. Vient ensuite le temps des hippies et du tourisme de masse.

Depuis l’enfance, Blanche Gardin a toujours eu un « fond mélancolique ». Son sens de l’humour, la comédienne française l’a développé, dit-elle, grâce aux substances psychédéliques. Entre ses 17 ans et ses 30 ans, elle a notamment consommé de la psilocybine, un dérivé d’un champignon hallucinogène, le psilocybe. Une « expérience de la transcendance » qui l’a aidée à se sentir légitime à prendre la parole en public. « Avec ces produits, vous ressentez une dissolution de votre ego, une connexion très forte à ce qui vous entoure, confie celle qui est aujourd’hui âgée de 45 ans. Vous relativisez vos problèmes individuels. Le réel vous apparaît, alors, comme un peu ridicule. »

Dans sa vingtaine, l’humoriste part au Mexique. Elle cherche à participer à une cérémonie chamanique sous psilocybine. A bord d’un bus passablement amoché, elle rejoint Huautla de Jimenez, une ville du sud du pays spécialisée dans le tourisme psychédélique. « Dans un resto, je tombe sur une dame qui prépare des crêpes, raconte Blanche Gardin. Elle me regarde et pointe un chien immobile, dans l’entrée. “Il faut suivre le chien jaune.” Je m’exécute. Le chien m’amène jusqu’à une porte – il avait visiblement l’habitude de faire la navette. Là, une chamane me reçoit. C’était la nièce de Maria Sabina. »

Diviser l’humanité en deux camps

La précision n’est pas anodine. A l’entrée de Huautla de Jimenez, les visiteurs sont accueillis par une statue de Maria Sabina en habit traditionnel, les bras au ciel, perchée sur un champignon géant. La ville doit sa réputation à cettecurandera, ainsi qu’on désigne ici les chamanes. Vous trouverez son visage émacié un peu partout, du logo des compagnies de taxi aux devantures des magasins. La Mexicaine estimait être née en 1894, sans certitude ; elle est morte en 1985, dans un relatif dénuement. C’est un banquier new-yorkais, Robert Gordon Wasson (1898-1986), qui l’a rendue célèbre, en 1957, en racontant dans le magazine Life comment elle l’avait initié au psilocybe – un champignon dont l’Occident ignorait alors l’étendue des pouvoirs. Dès la publication de l’article, les touristes affluent par sporées à Huautla de Jimenez. Pour la ville et ses habitants, cette aubaine sera aussi une calamité.

Tout commence le 19 septembre 1952. Ce jour-là, Robert Gordon Wasson, qui nourrit une obsession pour les champignons, reçoit deux lettres. L’une est signée d’un Allemand, Hans Mardersteig. Cet éditeur de prestige est basé à Vérone, en Italie. Il attend de pied ferme le manuscrit que le banquier et sa femme, la pédiatre russe Valentina Pavlovna Guercken (1901-1958), lui ont promis. Leur livre se propose de diviser l’humanité en deux camps : d’un côté, les peuples « mycophobes »qui abhorrent les champignons, comme les Anglo-Saxons ; de l’autre, les « mycophiles », qui les adorent, comme les Slaves.

Schultes, l’extravagant explorateur

Pour donner du cœur à l’ouvrage aux Wasson, Mardersteig leur envoie un croquis qu’il a réalisé après la visite du Museum Rietberg, à Zurich. Le dessin représente une pièce archéologique, provenant d’Amérique centrale, figurant une sorte de dieu-champignon. Se pourrait-il que cette région du monde soit mycophile ? L’autre lettre, ouverte le même jour, apporte un élément de réponse. Elle arrive de Majorque, en Espagne, où s’est installé le poète anglais Robert Graves. Converti par les Wasson à la passion des champignons, c’est l’un de leurs informateurs. Cette fois, il leur signale un article d’un botaniste de l’université américaine de Harvard, Richard Evans Schultes, paru en 1939. Son contenu leur met la puce à l’oreille : il y est question du « champignon narcotique des Aztèques ».

Le banquier et la pédiatre se rapprochent du botaniste. Quelle est donc cette plante mystérieuse ? Schultes en a découvert l’existence lors de deux expéditions à Huautla de Jimenez, en 1938 et 1939, sans y avoir pour autant goûté. Il y a deux millénaires, explique le chercheur, les Aztèques appelaient ce champignon teotlnanácatl, « la chair des dieux ». Des médecins et des moines espagnols en décrivent l’usage divinatoire par les indigènes, dans des écrits des XVIeet XVIIe siècles : inquiets de ce culte rival du catholicisme, ils y voient pour leur part « la chair du diable ». Pourquoi Schultes n’a-t-il pas creusé cette piste mexicaine ? Parce que la deuxième guerre mondiale a détourné son attention vers l’Amérique du Sud, où il a collecté du caoutchouc pour l’armée américaine. Depuis, les plantes et les peuples d’Amazonie accaparent cet extravagant explorateur : à Harvard, il dispense ses cours muni d’une sarbacane.

Qu’à cela ne tienne, les Wasson marcheront sur ses traces. En août 1953, ils entreprennent un premier voyage à Huautla de Jimenez, un village si reculé, à l’époque, qu’on ne peut le rejoindre qu’à dos de mule. « Nous devons faire extrêmement attention à ne pas heurter la sensibilité des [Indiens mazatèques] », écrit Robert Gordon Wasson à son « maître », le mycologue français Roger Heim, juste avant de partir. « Il se peut fort qu’ils refusent d’offrir leur secret à des étrangers. »

Les trois prophéties

Sur place, certains membres des expéditions de Schultes les accompagnent. Par leur intermédiaire, les Wasson font la connaissance d’un boucher borgne, Aurelio Carreras. C’est aussi, découvrent-ils, un curandero, un chamane. Carreras accepte d’officier pour le couple, sans partager avec eux, cependant, le précieux champignon. Durant la cérémonie, les Wasson l’interrogent au sujet de leur fils aîné, Peter : le chamane leur révèle que ce dernier se trouve à New York, et non à Boston comme ils le croient ; qu’il va bientôt s’engager dans l’armée ; et qu’un membre de leur famille est sur le point de tomber gravement malade. Les trois prédictions se révéleront exactes : Peter Wasson se trouvait bien à New York ; à la suite d’une peine de cœur, il s’enrôlera comme soldat, jusqu’à participer à la guerre de Corée puis à celle du Vietnam ; et un cousin de Robert mourra quelques mois après la cérémonie du chamane, à peine quadragénaire.

Les Wasson rentrent à New York bouleversés. Ils mettent en branle un deuxième voyage à Huautla, en 1954, qui ne donne guère de résultat probant. Le troisième, en revanche, à l’été 1955, est décisif. Le 29 juin, le banquier demande à un fonctionnaire municipal où il peut se procurer du ‘nti’sitho. C’est son muletier qui lui a appris à prononcer ce mot désignant le champignon sacré, et signifiant littéralement « la chère petite chose qui s’élance ». « Le petit champignon vient de lui-même, nul ne sait d’où, a expliqué le muletier à Wasson, comme nul ne sait d’où vient le vent, ni pourquoi il souffle. »

Un sentiment d’extase

Etonné par les connaissances du banquier, le fonctionnaire le conduit dans une maison à l’écart du village. A la tombée de la nuit, Maria Sabina débute sa velada, sa « veillée ». Robert Gordon Wasson est accompagné d’Allan Richardson, le photographe du lycée de sa fille. Le décor est simple, des bougies, quelques reliques catholiques posées sur un autel. Une vingtaine de villageois sont présents. La curanderanettoie les champignons, les purifie avec de l’encens, en priant. Elle fait boire du chocolat aux deux étrangers, puis leur tend six paires de champignons. Maria Sabina et sa fille ingèrent, elles, treize paires chacune. Ils ont un « goût âcre, aux relents de pourriture », écrira plus tard Wasson.

Les deux hommes sont saisis de nausées, de vomissements. A minuit, l’ultime bougie est éteinte. Long silence, bientôt troublé par les chants de la chamane, en langue mazatèque. Les premières visions font irruption dans l’esprit du banquier. D’après son compte rendu, « elles commencent par des motifs artistiques, des formes angulaires (…). Puis elles se transforment en palais avec des cours, des arcades, des jardins – des palais resplendissants, tous recouverts de pierres semi-précieuses. Puis j’ai vu une créature mythologique tirer un char royal. » Robert Gordon Wasson s’assoupit à quatre heures du matin. Il se réveille à l’aube avec un sentiment d’extase et d’aboutissement.

Quelques jours plus tard, le banquier fait goûter le champignon à sa femme, Valentina, et à leur fille adoptive, Masha, âgée de 18 ans. Les visions de la pédiatre la transportent en France, dans les grottes de Lascaux et au château de Versailles, puis jusqu’à sa terre natale, la Russie, qu’elle a dû quitter en 1918, au lendemain de la Révolution bolchevique. La jeune fille, elle, dira avoir traversé les« moments les plus heureux de sa vie », de la naissance à son entrée à l’université.

Le Magazine « Life » offre à Wasson de publier son récit à la première personne. L’article paraît le 13 mai 1957, sur une quinzaine de pages, titrées « La quête du champignon magique »

Sitôt rentré à New York, Robert Gordon Wasson expédie quelques champignons séchés, par bateau, à Roger Heim, son ami mycologue, directeur du Muséum d’histoire naturelle. A Paris, en l’absence de ce dernier, c’est un banquier de la Société générale, en lequel Wasson a toute confiance, qui réceptionne le précieux colis. Il le remettra à Roger Heim dès son retour de vacances. Les spécimens aiguisent la curiosité du savant, mais leur état laisse à désirer. Il faut repartir au Mexique, après la saison des pluies, pour en recueillir de nouveaux.

A l’été 1956, les Wasson reviennent donc à Huautla de Jimenez, cette fois accompagnés de Heim. D’un point de vue scientifique, la récolte est plus satisfaisante. De retour au Muséum, le mycologue parvient à faire pousser les champignons dans son laboratoire, en usant notamment de la bouse d’animaux exotiques de la Ménagerie du Jardin des plantes.

Si bien qu’en 1957, il perce le secret des Mazatèques : leur champignon sacré est une espèce, alors inconnue, de psilocybe. Il lui donne son nom scientifique, Psilocybe mexicana, et transmet plusieurs spécimens à un chimiste suisse, Albert Hofmann. Ce salarié des laboratoires Sandoz, à Bâle, n’est pas n’importe qui : en 1943, il a découvert l’acide lysergique diéthylamide, dit LSD. Quinze ans plus tard, c’est lui qui isolera le principe actif du Psilocybe mexicana, la psilocybine, ouvrant la voie à sa synthétisation sous forme de pilules.

Toutes ces avancées, Robert Gordon Wasson les surveille comme le lait sur le feu. Au cours d’un repas au Century, un club où se rassemble l’élite new-yorkaise, le banquier a raconté ses aventures mexicaines à un rédacteur en chef de Life. L’hebdomadaire offre à Wasson des conditions rêvées pour publier son récit à la première personne : une rémunération de 8 500 dollars, assortie d’un droit de regard sur la version finale. L’article paraît le 13 mai 1957, sur une quinzaine de pages, titrées « La quête du champignon magique ». Une semaine plus tard, Valentina publie son propre témoignage, « J’ai mangé le champignon sacré », dansThis Week, le supplément dominical d’une quarantaine de quotidiens américains. Le couple accorde des entretiens en rafale, aux radios les plus écoutées comme aux revues les plus sensationnalistes.

Une série d’erreurs irréversibles

A chaque fois, les Wasson prennent soin de ne révéler ni la véritable identité de Maria Sabina, qu’ils camouflent sous le pseudonyme d’Eva Mendez, ni sa localisation exacte. Mais ils commettent plusieurs erreurs irréversibles. La chamane leur avait fait promettre de ne jamais diffuser les photos d’elle prises par Allan Richardson pendant la velada : Life les montre en gros plan. Pire, l’article annonce la parution concomitante de Mushroom, Russia and History, l’ouvrage que n’osait plus espérer leur éditeur, Hans Mardersteig. Juste avant qu’il parte en impression, les Wasson y ont intégré le récit de la velada en dévoilant, cette fois, le nom de Maria Sabina. Certes, le livre n’est édité qu’à 512 exemplaires, à un prix prohibitif (125 dollars), mais le mal est fait : les mystères de Huautla de Jimenez sont éventés.

Robert Gordon Wasson s’en ouvre à son ami Heim, qui l’accompagnera de nouveau au Mexique en 1959 et 1961. « Huautla, en tant que champ de recherche, est ruinée, écrit-il au Français, en août 1960. Un Américain insolent, Mark Gumbiner, qui se dit anthropologue, y organise un voyage toutes les six semaines, pour les touristes. Maria Sabina se donne en spectacle pour eux, à l’hôtel. Elle prend 400 pesos par nuit. » Pour la première velada du banquier, cinq ans plus tôt, la chamane avait demandé 13 pesos – il lui en avait donné 50.

A l’automne 1962, Albert Hofmann, le découvreur du LSD, se joint à la dernière des dix équipées de Robert Gordon Wasson au Mexique. A Huautla, le chimiste suisse offre six comprimés de psilocybine à Maria Sabina. « Les pilules avaient la même puissance que les champignons », décrétera la curandera. Wasson, lui, a la tête ailleurs. Bouleversé par la mort de sa femme, Valentina, décédée d’un cancer le 31 décembre 1958, il démissionne de sa banque, J.P. Morgan, en 1963. Il consacrera sa retraite à étudier le rôle d’autres champignons, l’amanite-tue-mouches et l’ergot de seigle, dans d’autres civilisations, l’Inde et la Grèce antiques. Serait-ce par culpabilité qu’il détourne ainsi le regard ?

« Dans les années 1960, la jeunesse refuse le rite de passage que lui infligent les adultes : la guerre du Vietnam. Elle lui substitue son propre rituel, le trip psychédélique » Michael Pollan, journaliste américain

L’article de Life est en effet tombé entre les mains d’un certain Timothy Leary. A l’été 1960, ce psychiatre turbulent part en vacances au Mexique, à la recherche du champignon magique décrit par Wasson. Il s’établit dans un hôtel de Cuernavaca, une ville du centre du pays, prisée par les touristes américains – le gangster Al Capone et l’actrice Rita Hayworth y ont jadis séjourné. Le 9 août, Leary propose à ses deux enfants, dont il a la garde depuis le suicide de son ex-femme, d’aller au cinéma. Lui reste au bord de la piscine avec des amis. L’un d’eux, anthropologue, lui apporte des champignons hallucinogènes qu’il s’est procurés auprès d’une vieille Mexicaine, au marché. Leary entrecoupe chaque bouchée par des gorgées de tequila : « Ce fut une révélation,dira-t-il plus tard. Dieu avait parlé. »

Pour le psychiatre, l’expérience sera aussi transformatrice que pour Robert Gordon Wasson. Quelques mois plus tard, en décembre 1960, les deux hommes dînent ensemble, avec leurs familles. Une soirée « agréable » et « inspirante », selon Leary, qui invite le banquier à participer au projet qu’il anime au sein de l’université Harvard, visant à promouvoir les potentialités thérapeutiques de la psilocybine. Wasson décline poliment. Moins de trois ans plus tard, Leary sera licencié de l’université, notamment pour avoir administré des substances hallucinogènes à des étudiants de premier cycle. Entre-temps, il a établi un camp de vacances psychédéliques à Cuernacava, au Mexique : lors des étés 1962 et 1963, une cinquantaine de jeunes chevelus y défraient la chronique, par leurs mœurs non conventionnelles.

Folklore hippie

Proche des écrivains de la Beat generation, qu’il cherche à convertir à la psilocybine puis au LSD, le psychiatre devient bientôt l’un des visages de la « contre-culture » qui gagne les campus américains, à mesure que grandit l’opposition à la guerre du Vietnam. « Dans la plupart des communautés, les rites de passage sont organisés par les adultes pour inciter les jeunes à les rejoindre, souligne le journaliste américain Michael Pollan, spécialiste des substances psychédéliques. Dans les années 1960, la jeunesse refuse le rite de passage que lui infligent les adultes : la guerre du Vietnam. Elle lui substitue son propre rituel, le trip psychédélique. Et l’enracine dans un espace très juvénile, où les idées poussent aussi vite que les plantes sous serres : les universités d’élite. Comprenez que cela ait pu effrayer le pouvoir en place ! »

Si le LSD s’impose comme la substance dominante parmi les jeunes, parce qu’elle est plus accessible et que ses effets durent plus longtemps, les « champignons magiques » occupent une place de choix dans le folklore hippie. En 1967,l’un des hymnes de cette génération, White Rabbit, des rockeurs californiens de Jefferson Airplane, y fait référence, en écho aux amanites d’Alice aux pays des merveilles. Le film Performance (1970), avec Mick Jagger, culmine dans une scène d’intoxication fongique. « J’ai côtoyé des fans du groupe de rock Grateful Dead, raconte le musicien et essayiste américain Gary Lachman. Leur mode de vie consistait essentiellement à prendre des champignons, en même temps que des milliers de spectateurs, à chaque étape de la tournée. »

Bob Dylan, Mick Jagger, John Lennon…

Or ces jeunes se heurtent alors à des difficultés logistiques : où se procurer les précieux végétaux ? « A partir du milieu des années 1970, des mycologues amateurs ont commencé à publier des manuels pour apprendre à cultiver ses propres champignons hallucinogènes, retrace le Britannique Mike Jay, historien des drogues. On s’est aussi rendu compte que ce type de champignons poussait partout, y compris aux Etats-Unis et en Europe. Mais, dans les années 1960, le Mexiqueapparaissait comme la principale filière d’approvisionnement. »

Parmi la foule d’étrangers qui débarquent à Huautla de Jimenez, d’aucuns croient reconnaître des célébrités, tels Bob Dylan ou Mick Jagger. La ville devient un repaire de légendes urbaines : gravée sur un rocher, l’inscription « Walt Disney - 1933 » laisse accroire que les champignons dansants du dessin animé Fantasia (1940) tireraient leur origine d’un lointain séjour du dessinateur américain… D’après une rumeur relayée par Alvaro Estrada, le biographe de Maria Sabina, John Lennon et George Harrison auraient passé une nuit, durant l’été 1969, à l’hôtel Posada Rosada. Faute de pouvoir rencontrer Maria Sabina, trop fatiguée ce soir-là, les deux Beatles se seraient tournés vers une autre chamane. « Ne les laissez pas me tuer ! », aurait hurlé Lennon en sortant de la hutte, après un « bad trip ».

Cet été-là, lors d’une descente de l’armée à Huautla, l’arrestation de 22 étrangers et de 64 Mexicains pour trafic de drogue est, elle, bien documentée. Tout comme le sont l’incendie de la maison de Maria Sabina et son bref séjour en prison. Une partie des habitants s’étaient ligués contre celle par laquelle la gloire était arrivée, avec son cortège de fléaux. Des touristes erraient dans les rues en hurlant comme des possédés. La tradition d’abstinence sexuelle avant et après l’ingestion des champignons n’était guère plus respectée. « Dès l’arrivée des étrangers, les saints enfants ont perdu leur pureté, dira Maria Sabina, en parlant des champignons sacrés. Ils ont perdu leur force. Les étrangers les ont gâchésA partir de maintenant, ils ne seront plus bons à rien. »

Au Mexique, Maria Sabina est passée du statut de sorcière honnie à celui d’icône bénie. Des fresques murales la célèbrent, des chansons l’héroïsent

Cette déchéance inspire à Robert Gordon Wasson une immense mélancolie. Tout au long de sa vie, il n’a cessé de rendre hommage à Maria Sabina, publiant notamment des enregistrements et une biographie de cette femme illettrée, mariée trois fois, ayant assisté au meurtre de son propre fils. En 1970, le banquier apprend que la curandera fait l’objet d’une comédie musicale, à Broadway. Il envoie aussitôt une tribune au New York Times« Ce que j’ai fait me donne des cauchemars : j’ai fait déferler sur la charmante Huautla un torrent d’exploitation commerciale de la pire espèce. »

La même année, la psilocybine et le LSD sont prohibés par les Etats-Unis. L’Amérique se réveille brutalement du rêve hippie. Les meurtres barbares de la communauté animée par Charles Manson, commis sous psychédéliques, en 1969, semblent sonner le glas de ces substances. Désigné par le président Nixon comme l’ennemi public numéro un, Timothy Leary multiplie les allers et retours en prison. En 1971, Wasson refuse de soutenir financièrement le psychiatre. « Je l’aime bien. Je pense qu’il est sincère. Il est brillant, répond-il à un ami qui sollicite sa générosité. Mais je pense qu’il devrait affronter les conséquences de ses actes. (…) Je me demande parfois s’il ne les a pas commis par goût, peut-être inconscient, du martyr. »

A sa mort, en 1986, Robert Gordon Wasson ne sait pas que la molécule qu’il a contribué à faire connaître s’apprête à renaître de ses cendres. Au tournant des années 1990, les champignons hallucinogènes font partie du kit de certains festivaliers, qu’ils participent à des raves ou au Burning Man, un gigantesque rassemblement dans le désert du Nevada. Des vedettes des musiques populaires, comme Lil Nas X, Selah Sue ou Janelle Monáe, en font la promotion. Grâce aux travaux pionniers de l’université Johns-Hopkins, à Baltimore, ses vertus médicales intéressent de nouveau la communauté scientifique.

« Comme l’illustre l’histoire de Maria Sabina, le risque de transformer les berceaux de ces substances en parc d’attractions est grand », reconnaît Albert Perez Garcia-Romeu. Ce psychologue de Johns-Hopkins est sur le point de publier une étude très prometteuse sur l’efficacité de la psilocybine pour lutter contre l’addiction à la cigarette.« Mon grand-père était un Indien du Mexique, poursuit le jeune chercheur, sensible aux mécanismes d’appropriation culturelle, comme beaucoup d’Américains de sa génération.Il faut veiller à ce que la démocratisation des psychédéliques réduise les inégalités entre les territoires, et non à ce qu’elle les accentue. »

Au Mexique, Maria Sabina est passée du statut de sorcière honnie à celui d’icône bénie. Des fresques murales la célèbrent, des chansons l’héroïsent. Quant à Huautla de Jimenez, elle a retrouvé une certaine sérénité, selon l’historien Mike Jay, qui y est allé en 2017 et en 2020. « En matière de tourisme psychédélique, une autre ville a pris le relais, San Jose del Pacifico, à 220 kilomètres de Huautla. »Ainsi sont les ‘nti’sitho, pour reprendre l’analogie du muletier des Wasson : nul ne sait d’où les champignons viennent, ni encore moins où ils vont.


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