Astrid Chevance, Anaëlle Touboul, propos recueillis par publié le
Astrid Chevance : Historiquement le service de psychiatrie de l’hôpital Saint-Anne organise un colloque interdisciplinaire à la Fondation Singer-Polignac, chaque année. C’est une tradition d’ouverture sur les sciences humaines. L’an dernier, la conception du programme m’a été confiée, pour laquelle Anaëlle Touboul m’a rejoint.
Anaëlle Touboul : Astrid a une formation de sciences humaines – une agrégation d’histoire et un master de sociologie – puis de psychiatrie. J’ai de mon côté une formation littéraire dont l’objet est partagé avec la psychiatrie, puisque je travaille sur la représentation des troubles mentaux. Nos parcours se sont croisés autour de cet objet : la « psyché ».
A.C. : Jean-Pierre Olié, académicien et professeur émérite de psychiatrie à Saint Anne, qui participe de notre conseil scientifique, nous a invité à parler du cerveau et de la psyché. Nous avions l’idée de construire un sujet qui articule les deux sans parti pris neuroscientifique. La psyché est en soi un terme polysémique : l’organe serait le cerveau et son fonctionnement, la psyché. Mais dire que la psyché est l’une des fonctions supportées par l’organe est déjà une interprétation ! Le terme de psyché permet d’élargir le cadre étroit du psychisme et d’y intégrer le point de vue des sciences humaines.
A.T. : La psyché renvoie aussi à un cadre littéraire et artistique. C’est une forme de métaphore, une figure allégorique et mythologique, puisque Psyché est aussi un personnage. La psyché c’est également l’objet propre du discours fictionnel, ce qui demeure insaisissable et que le discours permet cependant d’approcher. Cet objet d’introspection relèverait ainsi de la compétence du littérateur.
« Psyché, présent dans la littérature classique, est actuellement un mot évacué de la psychiatrie. Il n’existe plus »
Astrid Chevance
A.C. : Psyché, présent dans la littérature classique, est actuellement un mot évacué de la psychiatrie. Il n’existe plus. Car la science psychiatrique et neuropsychiatrique se fait en anglais. Les chercheurs n’utilisent pas ce terme. Son emploi provoque même un sentiment d’étrangeté paradoxale pour un jeune psychiatre, puisqu’il ne renvoie à aucune classification médicale actuelle.
A.T. : Je me demande si ce rejet de la psyché, d’un point de vue scientifique et clinique, n’est pas lié à la partition, au XIXe siècle, entre les théories spiritualistes – notamment la théorie des passions d’Esquirol –, et les théories organicistes. Comme la psychiatrie moderne s’est ensuite construite sur l’organicisme et un ancrage biologique, la psyché, qui renverrait à l’âme ou à la morale, s’est trouvée exclue du champ scientifique.
A.C. : Je ne saurais dire. Il faudrait voir par pays par pays. Dans la culture et dans la psychiatrie françaises, des termes peuvent être pérennes alors qu’ils sont inusités ailleurs. Autre exemple : la « douleur psychique » est une expression qui n’est plus employée en Angleterre, mais des chercheurs américains l’utilisent. Il existe ainsi une terminologie « culturelle », propre à certains milieux. Ce que je peux dire, c’est que le mot psyché n’est plus utilisé dans les pratiques cliniques courantes. On en parle par périphrases.
A.T. : Sont ainsi rassemblés des faits psychiques décorrélés, autour d’un point de vue unitaire et central – la psyché –, qui permettrait de constituer le sujet humain comme avec un moi souverain.
A.C. : Historiquement, la psyché a été l’objet d’une déconstruction. Les neuroscientifiques parlent de motivation, de mémoire, d’attention, et de phénomènes psychiques pas nécessairement liés entre eux. Désormais, la science est principalement une science de découpage des fonctions en des unités de plus en plus petites. L’objectif est de parvenir aux briques initiales pour reconstruire ensuite un édifice à partir d’elles. Est-ce opérationnel ? Plutôt. En revanche, en tant que psychiatres prenant en charge des personnes dans leur globalité, et non une simple série de fonctions, doit-on faire appel à ce concept ? C’est une véritable question.
A.T. : L’emploie de la notion de psyché, comme orientation pour cette journée de rencontre, répond enfin à la volonté d’introduire une forme d’historicité dans la réflexion.
A.C. : C’est un terme qui donne du grain à moudre ! Huit orateurs prendront la parole dans la journée, avec 25 minutes chacun dans leur domaine d’expertise, qu’ils devront expliquer à des interlocuteurs curieux mais non spécialistes. Il existe un fort enjeu de vulgarisation.
A.T. : C’est l’objet d’une mise en garde méthodologique : l’idée est de faire dialoguer les disciplines, en évitant le jargon, tout en se méfiant des faux-amis, car des termes et des objets similaires sont partagés entre des disciplines différentes, et leur définition varie parfois.
A.C. : Il s’agit de trouver les conditions de possibilité dans le travail interdisciplinaire, sans appropriation du travail de l’autre. Nous avons ainsi sollicité, parmi les intervenants, une historienne de l’art à propos de la physiognomonie, Nadeije Laneyrie-Dagen, l’anthropologue Florence Weber, qui parlera de la phrénologie, mais aussi deux professeurs de psychiatrie, Raphaël Gaillard et Cédric Lemogne, en tâchant de ménager une approche diachronique et interdisciplinaire.
A.T. : Et aussi deux professeurs de littérature : Bertrand Marquer, qui a notamment mené une étude sur « le mythe Charcot », et Alexandre Wenger, qui travaille plus spécifiquement en humanité médicales. Un professeur de psychologie cognitive, Thierry Ripoll, interviendra, qui s’intéresse aux déterminants psychologiques qui donnent envie de croire au dualisme entre l’âme et le corps, le cerveau et l’esprit. Enfin, Denis Forest, professeur de philosophie à l’université, fera le lien entre écriture cérébrale et lecture mentale, à partir du philosophe contemporain américain Daniel Dennett.
A.C. : Un terrain commun serait la description de ce que Paul Ricœur appelle la « vie psychique ». Du point de vue psychiatrique, je suis convaincu que l’alliance entre les disciplines enrichit la pratique clinique. Aujourd’hui, les neurosciences représente le travail « noble », où tous les espoirs son placés. Elles apportent un éclairage en effet très important, mais il serait malheureux de délaisser d’autres éclairages comme l’épidémiologie clinique, par exemple, du point de vue scientifique, mais aussi la sociologie, l’anthropologie, la philosophie et les lettres, qui peuvent partager les objets d’études des médecins
« La fiction ouvre le champ des possibles, sinon une dimension heuristique, de découverte des savoirs »
Anaëlle Touboul
A.T. : Les sciences humaines apportent une dimension réflexive. La fiction ouvre le champ des possibles, sinon une dimension heuristique, de découverte des savoirs. Mais encore une fois, il ne s’agit d’empiéter sur le terrain de l’autre.
A.C. : Le mot psyché nous porte rapidement vers la thématique de l’individu. Or il me semble très difficile de construire une psyché en l’absence d’autrui. Nous pourrions parler d’interpsyché plutôt que de psyché, en soi. Cette dimension d’intersubjectivité manque à cette édition des rencontres… mais elles sont amenées à se poursuivre l’an prochain !
« Lire le cerveau, lire la psyché »
Le 15 octobre de 9h30 à 17h30, à la Fondation Singer-Polignac
Au programme :
- Lire les crânes : la phrénologie, une science disparue de la psyché.Florence Weber, professeure d’anthropologie, Centre Maurice-Halbwachs, ENS de Paris
- Fantastique “psychique” et fantastique “clinique” : le tournant fin-de-siècle.Bertrand Marquer, maître de conférences en littérature française, Université de Strasbourg
- De l’esprit au cerveau, permanence de la question du dualismeThierry Ripoll, professeur de psychologie cognitive, Université d’Aix-Marseille
- Le cerveau du crime : usage judiciaire contemporain de l’argumentaire neuroscientifiqueRaphaël Gaillard, professeur de psychiatrie Université Paris-Descartes, Centre hospitalier Sainte-Anne
- Physiognomonie : proto-histoire de l’interprétation du visage psychiqueNadeije Laneyrie-Dagen, professeure d’histoire de l’art, ENS de Paris
- Usage de l’imagerie cérébrale dans les pratiques cliniques psychiatriques contemporainesCédric Lemogne, professeur de psychiatrie, Université Paris-Descartes, HEGP
- Métaphore ou geste médical ? La difficile promesse de “lire” le cerveau hier et aujourd’huiAlexandre Wenger, professeur associé à l’Institut éthique, histoire, humanités, Université de Genève
- Écriture cérébrale et lecture mentale : en relisant DennettDenis Forest, professeur de philosophie, Université Paris-I
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