Par Angela Bolis Publié le 26 avril 2022
Le groupe Ramsay Santé a ouvert, à Pierrelatte, son premier centre de santé en France et expérimente un nouveau mode de rémunération des médecins.
A Pierrelatte, c’est peu de dire que le nouveau centre de santé était attendu. Trois jours après son ouverture, le 31 janvier, le carnet de rendez-vous d’Anne Dubois, médecin généraliste, était déjà plein jusqu’au mois de juin. Dans cette petite ville de la Drôme, l’offre de soins était « catastrophique », selon le maire (divers droite) Alain Gallu : « On avait cinq médecins pour 14 000 habitants, et aucun de garde depuis des années. On a tout fait pour l’accueillir. »
Et peu importe que ce centre d’un nouveau genre soit géré par le groupe Ramsay Santé, filiale européenne du géant australien Ramsay Health Care et leader de l’hôpital privé en France. Peu importe, aussi, qu’il inaugure l’entrée du privé à but lucratif dans le champ de la médecine de ville. « Quand on a une rage de dent un vendredi soir, ce n’est pas le sujet pour le patient », balaie l’édile.
Le centre de soins primaires (accès aux soins, prévention...) de Pierrelatte est le premier d’une expérimentation pilotée par le ministère de la santé et la Caisse nationale de l’Assurance-maladie dans le cadre de l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale, permettant de tester des innovations dans l’organisation du système de santé.
Et, en l’occurrence, un nouveau mode de rémunération des soignants. Le principe : l’Assurance-maladie verse un forfait au centre, calculé en fonction du nombre et du profil de ses patients – le coût des soins n’est pas le même pour un octogénaire diabétique ou un trentenaire sans pathologie chronique. A partir de cette somme, le centre salarie une équipe de médecins et d’autres professionnels de santé.
Outre Pierrelatte, ce modèle sera testé par Ramsay Santé dans quatre autres centres des régions Auvergne-Rhône-Alpes et Ile-de-France, tous situés dans des déserts médicaux. Il est censé apporter une solution à la pénurie de médecins, qui devrait se poursuivre jusqu’en 2030 et devient particulièrement alarmante dans certaines zones. S’il démontre son efficacité d’ici à cinq ans, il entrerait dans le droit commun français. Ramsay Santé veut prendre de l’avance : il pourrait ouvrir d’autres centres – une centaine au maximum – dans les années à venir et ambitionne de racheter ceux de la Croix-Rouge en Ile-de-France.
Partage des tâches
Dans le centre de santé de Pierrelatte, tout est fait pour optimiser le temps médical. Dans quelques mois, quatre médecins y exerceront, épaulés par plusieurs infirmières. Celles-ci sont en première ligne pour recevoir le patient, le prendre en charge ou l’orienter vers d’autres soignants.
« Le médecin n’est plus un soliste mais un chef d’orchestre, explique François Demesmay, directeur innovation médicale chez Ramsay Santé. Il fait ce qu’il est le seul à pouvoir faire, et délègue le reste aux infirmières, aux psychologues, aux assistantes sociales… » Grâce à ce partage des tâches, « on espère soigner 50 % de patients de plus par médecin », calcule Janson Gassia, directeur des soins primaires. La télémédecine fera aussi partie de l’équation. Le centre devrait accueillir à terme au moins 7 000 patients.
La rémunération au forfait doit aussi permettre de consacrer plus de temps à la prévention et à l’éducation thérapeutique (accompagnement des patients atteints de pathologie chronique). « Ces actes ne sont pas valorisables dans le cadre du paiement à l’acte, et très difficiles à mener dans un cabinet classique, où le médecin est seul et débordé », explique Janson Gassia.
Le modèle est directement inspiré de la Suède, où Ramsay Santé est déjà très implanté, avec 10 % de la population soignée dans ses centres. « Tous les indicateurs de santé sur les maladies chroniques sont meilleurs là-bas », affirme M. Gassia.
Autre atout, selon le groupe : le travail en équipe et le salariat apporteraient des conditions d’exercice plus attractives pour les médecins, dans des zones où leur recrutement est compliqué. « Le modèle du médecin de campagne qui travaille seul, sept jours sur sept, et reste lié à sa patientèle toute sa vie, c’est fini », affirme le directeur des soins primaires à Ramsay Santé. Cette évolution est d’ailleurs prise en compte bien au-delà de l’expérimentation de Ramsay Santé : les regroupements de médecins libéraux ou salariés dans des centres et des maisons de santé progressent partout, parfois à l’initiative des élus locaux.
Mais les contraintes économiques pèsent fortement sur ces projets, alors qu’un groupe comme Ramsay Santé a une assise financière qui lui permet d’investir et de tenir plusieurs années avant d’atteindre un équilibre économique. « Ce projet a au moins l’intérêt de montrer le sous-financement des soins primaires en France, relève Jacques Battistoni, président du syndicat de médecins généralistes MG France. Le cadre actuel ne permet plus aux médecins d’embaucher des collaborateurs et de réorganiser l’offre de soins sur le territoire en lien avec les pouvoirs publics. »
« Logique marchande »
Les soins primaires « ont été laissés à l’abandon par les précédents gouvernements, et cela laisse le champ libre au privé, alors qu’il faudrait que ce soit l’Etat qui organise ce maillage territorial. Est-ce à des grands groupes de sauver les déserts médicaux ? », interroge de son côté Hélène Colombani, présidente de la Fédération nationale des centres de santé.
Le dispositif de Ramsay découle d’ailleurs d’une autre expérimentation nationale, également sur la rémunération au forfait, et suivie par seize centres et maisons de santé déjà existants. Parmi les 119 expérimentations retenues dans le cadre de l’article 51, 5 % sont menées par des sociétés privées, selon le ministère de la santé. Qui précise que ces sociétés peuvent « gérer un centre de santé, mais cette gestion ne peut être lucrative » : il leur est interdit de redistribuer leurs bénéfices à des actionnaires.
Les organisations professionnelles s’interrogent en tout cas sur le maintien de la qualité des soins face aux exigences de rentabilité du groupe. « La garantie de la qualité ? C’est moi, mon éthique, je pratique exactement la même médecine que dans n’importe quel cabinet », rétorque Anne Dubois, première médecin à travailler dans le centre de soins de Pierrelatte.
Autre interrogation : Ramsay Santé créera-t-il des ponts entre ses centres de soins et ses hôpitaux ? – à Pierrelatte, par exemple, une clinique du groupe est implantée juste à proximité. « Des liens, il y en aura, mais le patient et le médecin seront libres de faire leur choix avec les autres structures, privées ou publiques », assure François Demesmay.
Plus largement, l’intérêt de Ramsay Santé pour les soins de proximité s’inscrit dans une stratégie globale du groupe qui, après les cliniques, souhaite poursuivre son développement dans d’autres secteurs de la santé. « On veut être le partenaire des patients pendant toute leur trajectoire de vie », explique M. Demesmay.
L’entreprise exerce déjà la médecine de ville dans les quatre autres pays européens où elle est implantée. En Suède et au Danemark, le groupe se revendique déjà comme le leader des soins primaires grâce aux rachats du suédois Capio en 2018 et du danois WeCare en 2021. En Allemagne, au contraire, le groupe a préféré céder ses activités, jugeant qu’il serait « très complexe », dans ce pays, d’accomplir sa stratégie « visant à renforcer sa présence dans les territoires où il a la capacité de devenir un leader dans le secteur de la santé ».
Cette dynamique inquiète Jérôme Marty, médecin et président du syndicat de l’Union française pour une médecine libre : « A force de rachats et de concentration, on arrivera au final à une santé privée avec une logique marchande, dominée par quelques grands groupes qui tiennent toutes les filières du soin. »
Mercredi 20 avril, le fonds d’investissement KKR a déposé une offre publique d’achat sur la maison mère Ramsay Health Care pour un montant de 13 milliards d’euros. Ce fonds américain est déjà le premier actionnaire d’Elsan, qui domine avec Ramsay Santé l’hospitalisation privée en France. Et qui s’intéresse désormais, comme son concurrent, à la médecine de ville : il doit lui aussi ouvrir cette année son premier centre de soins primaires, à Saint-Denis.
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