par Eve Szeftel publié le 27 avril 2022
Le porte-parole de l’association Droit au logement, 67 ans dont trente de militantisme, continue à occuper le terrain, quitte à se retrouver récemment en garde à vue.
«Le problème avec vous, c’est que vous êtes aussi populaire dans le XVIe que dans le XXe» : la remarque, qu’on imagine dite en soupirant, est d’Edouard Balladur, et elle date de 1995. Mais, à en juger par le tollé qu’a suscité l’arrestation musclée du porte-parole du DAL mi-avril, en particulier la photo de ce grand gaillard pacifique, non-violent par principe, maintenu face contre bitume par les genoux de deux policiers, sa popularité est toujours au zénith. De l’actrice Marina Vlady à l’ancien ministre socialiste Louis Besson, pour qui «avec un interlocuteur de cette qualité, la cause du logement est bien servie», tous sont unanimes pour saluer un homme «rare», capable de fédérer autour de lui, sans hiérarchie aucune, SDF et mal-logés, femmes voilées et jeunes marginaux, militants, artistes (Pierre Richard, Josiane Balasko) et scientifiques (feu Léon Schwartzenberg et Albert Jacquard).
Après sa nuit au poste, Eyraud est passé chez lui changer de chemise puis est allé retrouver le campement des «oubliés du Dalo», place de la Bastille. La «famille» lui a fait un triomphe. Le rouquin a rougi, mais puisque cela permet de rendre visible la cause du logement – premier poste dans le budget des ménages mais dernière roue du carrosse dans cette campagne présidentielle – alors, merci au préfet de police de Paris, Didier Lallement.
En 1994, quatre ans après la création du DAL, Libé consacrait un portrait à «Babar», surnom qui lui vient de ses années d’internat à Briançon. Il venait d’obtenir une nouvelle victoire après l’occupation d’un immeuble rue du Dragon, dans le très chic Saint-Germain-des-Prés. Le quartier où il est né, dans une famille «un peu mondaine, un peu bohème» : mère peintre, Marianne Astruc, sœur du cinéaste Alexandre, père comédien. A l’époque, certains prédisaient qu’il se ferait récupérer, voire finirait ministre.
Près de trente ans plus tard, on retrouve Babar, 67 printemps, sous un barnum à la Bastille. Sa tignasse rousse a viré au blanc, et il est aujourd’hui grand-père. A part ça, il porte toujours ses impayables sandales de curé, avec des chaussettes l’hiver. En hommage à l’abbé Pierre, qui fut plus qu’un soutien, une caution morale, un ami ? Ou aux babas cool allemands, dont il admire le sens de l’organisation, eux qui ont été capables de défiler en masse contre les loyers chers à Berlin et d’organiser un référendum pour exproprier les grandes sociétés immobilières ? Pour la photo, il s’est mis sur son 31 : chemise noire ouverte sur un tee-shirt jaune – les couleurs du DAL –, pantalon en toile beige. Ainsi campé sur ses deux jambes, à vous fixer de ses yeux bleu piscine, il a quelque chose de Clint Eastwood. Mais rien d’un lonesome cow-boy : chez lui, le collectif prime. Au sein du DAL, dont il est porte-parole – surtout pas «président» ! – , il est payé, comme les trois autres permanents, à 120 % du smic. Son rôle ? «Je donne un peu l’impulsion.»
Ce qui n’a pas changé, non plus, depuis 1994 : il vit toujours en HLM, avec Nadja, sa compagne, dans ce quartier de la Réunion, dans le XXe arrondissement de Paris, où l’aventure du DAL a commencé, au milieu des années 80. A la permanence de l’association, avenue Ledru-Rollin, on croise souvent Etienne, leur fils aîné, qui est vidéaste. «Le scolariser, car il est trisomique, a été un combat d’avant-garde, mais il a pu aller jusqu’au bac.» Côté logement, le couple est passé de deux à quatre pièces après la naissance de leur troisième enfant : on a vu pire comme embourgeoisement. Devenir propriétaire ? «Cela ne m’a jamais intéressé.» Avec la flambée des prix, «un petit spéculateur s’est glissé dans la tête des gens, qui pensent s’enrichir sans rien faire. Mais en réalité, ils devront revendre leur bien pour financer leur séjour en Ephad.»
Avant de réquisitionner des immeubles vides pour les sans-toit, Eyraud a été charpentier, et a lui-même vécu en squat. Dans sa vie comme dans sa ville, le tournant date de 1986, quand Jacques Chirac, alors maire de Paris et Premier ministre, abroge la loi de 1948 encadrant les loyers privés et lance dans la foulée «la reconquête de l’Est parisien», une opération de rénovation urbaine visant à «évincer les couches populaires» de la capitale. A l’automne, des incendies criminels tuent 23 personnes, dont de nombreux enfants. Place de la Réunion, la solidarité s’organise autour de l’école Vitruve ; le curé de la paroisse repère un immeuble vide, le 67 rue des Vignoles, où Eyraud s’installe avec les familles sinistrées. C’est à la Mouette rieuse, mythique café associatif où se réunit le Comité des mal-logés, qu’il rencontre la belle Nadja, d’origine érythréenne. En 1990, c’est la rupture avec les autonomes du collectif, qui lui reprochent «de négocier avec les institutions» au lieu d’organiser «une avant-garde révolutionnaire». Passé par la Gauche prolétarienne mais privilégiant une approche syndicale, Eyraud claque la porte et s’en va fonder le DAL : «Si on mène une lutte, c’est pour qu’il y ait des résultats.»
Babar n’est pas Don Quichotte : depuis la création de l’association, 33 000 personnes ont obtenu un logement, que ce soit grâce à l’action collective ou à l’accompagnement individuel des demandeurs. Des occupations au lobbying parlementaire en passant par les manifs, tous les moyens sont bons. Au final, cet autodidacte qui, mine de rien, est l’un des meilleurs experts français du sujet, aura été l’aiguillon de plusieurs lois, même si l’urgence, selon lui, est moins de créer de nouveaux droits que de faire appliquer ceux existants, à commencer par l’encadrement des loyers.
Tout en traitant avec les politiques, à qui il en a fait voir de toutes les couleurs, il se tient à distance des partis. Chacun son rôle. Au deuxième tour, il a voté Macron, question de principe. Evidemment, cela ne vaut pas approbation. «On est autant en défense qu’en attaque : le but c’est d’éviter les mesures régressives mais aussi d’améliorer la législation. Sous Macron, on a clairement été en défense.» L’amoureux du Paris faubourien n’épargne pas plus le PS, coupable d’avoir poursuivi la «politique d’épuration sociale»de Chirac, que LFI – «Mélenchon, on l’avait invité à venir à Bastille, il n’est pas venu. Le logement est un sujet marginal pour lui.»
La retraite ? Elle n’est pas à l’agenda de ce militant infatigable. Tant qu’il y aura des mal-logés, il sera là pour taper sur des casseroles. La relève viendra, ou pas. Enseignant à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris-La Villette, il envoie ses élèves «faire des relevés dans les logements, parce qu’il y a trop d’arnaques sur la surface». Mais aimerait que la jeunesse s’intéresse un peu plus à ce sujet. «La question sociale n’est pas sa priorité ; elle embrasse la cause de la défense de la planète mais sans s’interroger sur ses propres conditions de vie.»
19 décembre 1954 Né à Paris
1990 Création du DAL avec pour objectif la réquisition d’immeubles vides
2007 Loi instaurant le droit au logement opposable (dite «loi Dalo»)
2014 La loi Alur introduit le plafonnement des loyers
Avril Interpellé lors d’une manifestation devant le ministère du Logement
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