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© Bernard Demenge/Hans Lucas
Vous êtes plutôt Prozac ou Paroxétine ? Effexor ou Seroplex ? Si ces noms vous sont étrangers, vous faites partie des quelques épargnés par ce fléau des temps modernes qu’est la dépression. Notre journaliste Samuel Lacroix s’interroge sur les tenants et les aboutissants de cette maladie mentale, en faisant un bout de chemin avec un philosophe… lui-même grand dépressif.
Un spectre hante l’Europe : le spectre de la dépression. Il y a quelques jours, je me suis soudainement fait la réflexion que j’avais peut-être autant, si ce n’est plus, d’amis sous antidépresseurs que sans. En ce qui me concerne, le compte-rendu d’un bref séjour à l’hôpital pour un petit problème de peau m’a appris, au détour d’une phrase, que je souffrais d’un « probable trouble anxio-dépressif » et qu’une « consultation en psychiatrie de ville serait souhaitable ». Bientôt mon tour, les cachetons ? Qui suivra ? On a un peu l’impression de rejouer une pièce de Ionesco. Sauf qu’au lieu de devenir chacun tour à tour des rhinocéros, nous devenons des dépressifs.
Une épidémie dans l’épidémie
Au début des années 2010, on évoquait le chiffre d’environ un Français sur dix touché par la dépression. Pendant la crise du Covid, on parlait plutôt d’un Français sur cinq. Le constat est implacable : nous faisons face à une épidémie de cette maladie mentale. Baisse d’humeur, faible estime de soi, problèmes de sommeil, pensées suicidaires, comportements addictifs, perte de poids, de plaisir ou d’intérêt… ces différents symptômes se multiplient et s’observent chez un nombre toujours croissant d’individus. Mais d’où viennent-ils ? De quoi sommes-nous donc malades ?
Le philosophe britannique Mark Fisher a beaucoup écrit sur le phénomène dépressif, qui l’a d’ailleurs conduit au suicide, en 2017. « La dépression est le spectre le plus néfaste qui m’ait poursuivi toute ma vie », écrivait-il dans Spectres de ma vie (2014). À ses yeux, elle est par excellence la maladie de la modernité et du capitalisme – plus exactement de ce qu’il appelle le « réalisme capitaliste », c’est-à-dire l’idée qu’il n’y a pas d’alternative à ce système économique, tant et si bien qu’il est désormais plus facile d’envisager la fin du monde que celle du capitalisme. « À un niveau jamais atteint par tout autre système social, précise Fisher, le capitalisme alimente et reproduit l’humeur des populations » (Le Réalisme capitaliste, 2009).
Lui-même « bipolaire », voguant entre les phases d’euphorie et de dépression (« Le terme de “dépression économique” n’est bien entendu pas fortuit », précise Fisher), le capitalisme détermine les dispositions individuelles, engendrant des comportements fluctuants et une importante dose de stress. Aussi, « sans le délire […], le capitalisme ne pourrait pas fonctionner ». Le « délire », c’est aussi bien la folie propre du système que toutes les maladies mentales qui naissent en son sein et qu’il serait nécessaire de « politiser », en considérant qu’il ne s’agit pas tant de problèmes individuels et privés que systémiques et consubstantiels à la modernité capitaliste.
La banalité des maux
Des penseurs comme Gilles Deleuze ou Michel Foucault se sont certes attelés à une telle tâche à propos de la schizophrénie ou de la folie. Mais l’urgence serait à la politisation de troubles mentaux bien plus banals. « De fait, c’est leur banalité qui est le problème », souligne Fisher, qui précise qu’en 2009, au moment où il écrit Le Réalisme capitaliste, au Royaume-Uni, la dépression était la maladie la plus prise en charge par le National Health Service. « Au lieu de le traiter comme s’il incombait aux individus de trouver une solution à leur propre détresse psychologique, au lieu, donc, d’accepter l’immense privatisation du stress qui s’est mise en place au cours des trente dernières années, il nous faut poser la question suivante : comment a-t-il pu devenir acceptable que tant de gens, et en particulier de jeunes, soient malades ? »
Il est vrai que l’inflation du recours aux antidépresseurs (mais aussi aux ouvrages de développement personnel, dans un autre genre) montre que l’on traite le problème à l’échelle individuelle. Ce jeune homme pleure toute la journée ? Cette jeune femme est incapable de sortir de son lit ? Mais enfin ! Soignons-les, donnons-leur des médicaments ! Enjoignons-les à retrouver la sagesse en leur offrant un guide de méditation. On voit bien qu’on traite la conséquence sans réellement s’interroger sur la cause. Et si d’aventure on cherchait une cause, ce serait à travers une thérapie psychologique, dans l’histoire individuelle du sujet malade. Bien sûr que les traumatismes personnels entraînant de graves troubles mentaux sont nombreux, mais enfin, si tant de gens tombent dans la dépression, n’y a-t-il pas quelque chose de l’ordre collectif, social et politique ?
Tout est permis, rien n’est possible
Le philosophe britannique parle d’« impuissance réflexive » pour décrire ce terreau favorable à la dépression qui fait que nous savons à la fois que les choses vont mal mais qu’on n’y peut rien. La catastrophe environnementale et l’absence de centralité du pouvoir, c’est-à-dire d’un acteur politique clairement identifiable à qui s’adresser pour engager un changement de voie (qui a les clés en mains ? L’État ? L’Europe ? Le CAC 40 ? L’ONU ?), sont notamment les ingrédients d’une telle impuissance – engendrant à son tour des troubles dépressifs. On voudrait agir, contrecarrer la fuite en avant… mais on ne peut pas.
Ce qui est vertigineux, c’est que des marges d’action, nous en avons davantage qu’avant. Nous ne vivons plus dans des sociétés traditionnalistes régies par des principes rigides. Nous avons plus ou moins accès à quantité d’objets de consommation, des espaces où nos libertés individuelles peuvent en principe se déployer. La dépression a également ceci de singulier qu’elle naît au sein d’un régime théoriquement permissif. Alors que la névrose est le trouble ressenti par l’individu à qui l’on interdit quelque chose, la dépression serait plutôt le fléau de celui qui comprend que même si l’on a le droit de « jouir sans entraves », pour reprendre un célèbre mot d’ordre de Mai 68, dans les faits, il est bien difficile d’y parvenir.
Pour le dire dans les termes du sociologue marxiste Michel Clouscard (1928-2009), le dépressif est celui qui prend conscience de ce que « tout est permis, mais rien n’est possible » (Néofascisme et idéologie du désir, 1973). En fait, comme l’explique Fisher, « on a l’impression que “quelque chose manque” – mais sans admettre que cette jouissance mystérieuse et manquante ne peut être atteinte qu’au-delà du principe de plaisir. » Car le dépressif n’est pas forcément anhédonique, c’est-à-dire inapte à éprouver du plaisir : la dépression peut aussi se caractériser par l’incapacité à faire autre chose que rechercher le plaisir, encore et toujours, ce à quoi le capitalisme, par essence, invite. Ce n’est pas parce que j’ai accès à tel hamburger, telle drogue, tel film pornographique en un rien de temps que ma jouissance est réelle, pleine et authentique. Et cette insatisfaction faisant suite à la satisfaction immédiate d’une pulsion consommatrice sans cesse renouvelée nous fait sombrer dans une lassitude délétère caractéristique d’une certaine forme de dépression.
Nous sommes donc dépressifs essentiellement car un double mal nous touche à des degrés divers : l’impuissance et l’ennui. Que faire face à cette abyssale constatation ? Vraisemblablement, considérer cet état de fait comme intolérable, et politiser la question de la santé mentale pour rappeler qu’un système qui déprime les individus, et notamment la jeunesse, est simplement dysfonctionnel. Ceci comme préalable à une guérison qui ne soit pas un quiétif individuel mais un remède collectif.
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