Par Marie-Béatrice Baudet et Cécile Chambraud Publié le 28 avril 2022
ENQUÊTE Cette congrégation catholique, qui disposa au milieu du XXᵉ siècle d’une quarantaine d’établissements en France, s’est longtemps targuée d’éduquer des adolescentes à « problèmes ». Plusieurs dizaines d’entre elles, désormais âgées, dénoncent de graves maltraitances et exigent réparation.
Un cri, un long cri venu de loin, un cri issu d’un passé que Michelle-Marie Bodin-Bougelot a tant voulu enfouir. « Non ! Non ! Ne fermez pas cette porte ! J’ai horreur des portes fermées. Chez moi, les portes restent toujours ouvertes ! » Même celle du cabinet de toilette, nous voilà prévenus. « Là-bas, lance-t-elle sous le coup de la colère, tout était fermé à clé. » Là-bas, au Bon Pasteur d’Orléans, ce lieu de souffrance où sa mère adoptive l’a placée un jour de 1959, à l’âge de 13 ans. « Maman trouvait que j’étais trop sauvage. A l’époque, les gens chuchotaient que cet endroit, c’était pour les traînées. Mais j’avais rien fait, moi… »
Depuis la mort de son mari, Michelle-Marie, un petit bout de femme de 1,48 mètre au tempérament de Ma Dalton, vit dans la maison familiale de Sainte-Thorette, dans le Berry. Au rez-de-chaussée de cette ancienne ferme rénovée, plusieurs portes ont été enlevées, les autres sont bloquées par une pierre. Sur la longue table en bois de la salle à manger, l’ex-professeure de dessin a posé un classeur rouge où il est inscrit « dossier interdit ». Le dossier de « là-bas », comme elle dit toujours. Des photos, des souvenirs d’adolescente jetés sur du papier quadrillé après sa sortie du Bon Pasteur, fin 1960. Michelle-Marie l’a caché au fond d’un placard pendant cinquante ans, mais désormais il lui fait face.
Directrice de casting, Fabienne Bichet a longtemps travaillé à Canal+ où elle sélectionnait entre autres les « miss météo ». Cette femme de 65 ans tout en douceur parle vite et sans arrêt, peut-être parce qu’elle a dû se taire trop longtemps.
Elle aussi a vécu du « brutal » quand, après une enfance chaotique, sa mère l’a confiée aux sœurs du Bon Pasteur de Toulouse. Elle avait 14 ans. Contrairement à Michelle-Marie Bodin-Bougelot, la phobie de l’enfermement ne la tourmente pas, mais, dit-elle, en souriant tristement, « il y a quelque chose dont je ne parviens pas à me débarrasser. Je me cogne contre les coins de table et je coince mes vêtements dans les poignées de porte ».
Victimes de bastonnade
Mal « latéralisée » – c’est le terme médical –, Fabienne Bichet s’oriente avec fragilité, sombre héritage de ses années toulousaines. Elle décrit la « bastonnade », cette punition collective infligée à l’ensemble d’un dortoir quand personne ne se dénonçait après une bêtise. « Nous devions remonter notre chemise de nuit, cul nu, et nous allonger sur notre lit. Une sœur nous tenait les bras, une autre frappait avec une baguette et une troisième surveillait la pièce. Quinze coups. Au premier, tu mords l’oreiller, mais après… Certaines, je m’en souviens, se pissaient dessus. » Face à cette violence avilissante, la jeune Fabienne développa une technique pour parer la douleur : « J’ai appris à dissocier ma tête de mon corps, mais je n’ai jamais plus réussi à rassembler les deux. C’est pourquoi j’ai encore des difficultés à me diriger dans l’espace. »
Comme des milliers d’autres femmes, Michelle-Marie Bodin-Bougelot et Fabienne Bichet n’oublieront jamais leur passage dans cette congrégation religieuse. Le trauma est là, les symptômes persistent.
Parmi les anciennes, on découvre également la présence de la chanteuse Nicoletta. Celle-ci a refusé notre demande d’entretien sur son placement au Bon Pasteur de Lyon où elle fut envoyée en 1960, à l’âge de 16 ans, mais, en 2008, elle avait brièvement évoqué cette blessure dans un livre intitulé La Maison d’en face (Florent Massot). « Lorsque je franchis le porche du Bon Pasteur, ce n’est pas dans la maison de Dieu que je pénètre, écrivait-elle. Je viens de gagner un aller simple pour l’enfer. » Selon ses mots d’alors, ce séjour la transforma en authentique rebelle. Impossible d’en apprendre davantage.
Pourtant, de plus en plus de femmes témoignent. Le 15 janvier 2021, deux ex-pensionnaires, Eveline Le Bris et Marie-Christine Vennat, ont déposé à la préfecture de Nantes, en Loire-Atlantique, les statuts d’une association de loi 1901 appelée Les Filles du Bon Pasteur. La structure rassemble déjà quarante-six adhérentes, décidées à obtenir réparation de leurs années d’enfermement. Un ténor du barreau de Lille, Me Frank Berton, épaulé par son associée Me Yasmina Belmokhtar, a accepté d’être leur avocat pro bono. Les deux juristes vont donc affronter l’Etat et la congrégation, un duo devenu indissociable en France après la seconde guerre mondiale, une période-clé dans cette affaire.
A la Libération, l’ordonnance du 2 février 1945 relative à la protection des mineurs crée le juge des enfants, puis la direction de l’éducation surveillée apparaît au sein de l’organigramme du ministère de la justice. Objectif de ce nouveau dispositif : prêter main-forte aux familles et aux services sociaux confrontés à « l’enfance coupable », autrement dit les adolescents à problèmes. Il va marquer un tournant dans l’histoire du Bon Pasteur.
350 maisons dans le monde
La création de la Congrégation de Notre-Dame de Charité du Bon Pasteur remonte à 1829, à Angers. Sa fondatrice, sœur Marie-Euphrasie Pelletier (1796-1868, canonisée par Pie XII, le 2 mai 1940), entend en faire un « hôpital des âmes ». Qu’elles soient orphelines, miséreuses ou prostituées, les jeunes filles « perdues » doivent y apprendre à lire, écrire, compter. Elles suivent aussi des cours d’arts ménagers, indispensables à la tenue d’un foyer respectable. Agréé en 1835 par le pape Grégoire XVI, le modèle religieux s’exporte en Europe, en Afrique, aux Etats-Unis, en Amérique latine et jusqu’en Asie. Au milieu du XXe siècle, son heure de gloire, la communauté recensera près de 350 maisons dispersées à travers le monde.
En France, l’ordonnance de 1945 va changer la donne, comme le notent l’historienne Françoise Tétard (décédée en 2010) et l’éducatrice Claire Dumas dans leur ouvrage Filles de justice. Du Bon-Pasteur à l’éducation surveillée (Beauchesne, 2009). En 1946, la raison sociale de la maison religieuse devient « la préservation et la réforme de l’enfance et de l’adolescence ». « Il ne s’agit plus de s’occuper des “brebis égarées” du XIXe siècle, écrivent les deux autrices. La congrégation explique recevoir de moins en moins de majeures et souligne sa vocation à s’occuper d’abord des mineurs, cela afin de rentrer dans les créneaux du ministère de la justice. » En clair, les refuges du Bon Pasteur deviennent des maisons de correction et vont tenir, par la suite, une place importante dans la rééducation des « mauvaises graines ». La congrégation s’assure ainsi des ressources financières grâce au prix de journée acquitté par l’Etat pour chaque mineure et aux allocations familiales transférées au profit de la communauté. Sans oublier les heures de broderie, de couture ou de blanchisserie imposées aux pensionnaires et payées par des clients extérieurs.
Si les garçons sont confiés à des établissements publics, la stratégie est tout autre en ce qui concerne les filles. « Pour elles, c’est le privé, la religion, comme l’exige l’ordre moral qui prévaut à la sortie de la guerre, rappelle l’historienne Michelle Perrot, grande figure de l’histoire des femmes. Les garçons sont des citoyens en herbe et de possibles soldats ou ouvriers. L’Etat les traite différemment. Les filles, en revanche, doivent devenir des mères de famille. Celles qui arrivent au Bon Pasteur sont suspectées d’être des dévergondées, et du dévergondage à la prostitution, il n’y a qu’un pas, pense-t-on alors. »
En France, les voix des anciennes du Bon Pasteur ont eu du mal à résonner. Il a fallu attendre 2002 et la sortie du film de Peter Mullan The Magdalene Sisters, Lion d’or à Venise, pour que les langues se délient. Le réalisateur britannique met en scène l’histoire tragique de trois jeunes Irlandaises placées en 1964 dans un couvent des sœurs de Marie-Madeleine. Humiliées et maltraitées, les pensionnaires expient leurs péchés en lavant le linge de l’Eglise et de la bonne société, comme Marie-Madeleine expiait les siens en lavant les pieds du Christ.
Le 14 avril 2003, un article paraît dans le magazine Elle. Trois femmes, Jacqueline, Florence et Geneviève, ont vu le film et disent avoir été frappées par les similitudes avec les sévices qu’elles-mêmes ont subis en France, au sein d’établissements du Bon Pasteur. Rien d’étonnant à cela : les couvents de Marie-Madeleine émanaient du schéma prôné au XIXe siècle par sœur Marie-Euphrasie Pelletier, la fondatrice.
Après avoir découvert le film, la scénariste et productrice Olga Vincent vérifie si un cinéaste a déjà travaillé sur la maison mère d’Angers. « Je n’ai rien trouvé, c’était un impensé et j’ai compris pourquoi, explique-t-elle au Monde. Ces jeunes filles, aujourd’hui des mères et des grands-mères, sont encore considérées comme la lie de la société. »
Olga Vincent est l’une des autrices du téléfilm Les Diablesses,réalisé par le Belge Harry Cleven en 2007. Cette fiction décrit le calvaire de Sylvie, une orpheline de 16 ans surprise à flirter avec un garçon par son oncle acariâtre. Il la place dans un Bon Pasteur où règne une discipline de fer. A l’époque, la diffusion de ce téléfilm provoque un choc. Des anciennes se reconnaissent dans l’histoire de l’héroïne et échangent sur des forums. C’est le temps des confidences, des amitiés renouées.
La création de l’association Les Filles du Bon Pasteur, en 2021, signe-t-elle une nouvelle étape ? L’autrice et réalisatrice française Emérance Dubas le pense : « Ces femmes sont au crépuscule de leur vie et souhaitent rétablir la vérité. Ayant dépassé la honte, elles n’ont plus rien à perdre. » Son long-métrage Mauvaises filles, un documentaire sur lequel elle travaille depuis 2015, sortira en salle à la fin de l’année ; quatre anciennes de Bon Pasteur y témoignent.
De notre côté, sept femmes ont accepté de nous parler, cinq Françaises – Michelle-Marie Bodin-Bougelot, Fabienne Bichet, Françoise Bardoulat, Eveline Le Bris, Marie-Christine Vennat – et deux Néerlandaises, Anita Suuroverste et Joke Vermeulen.
Des Néerlandaises indemnisées
Implanté dans cinq villes aux Pays-Bas, le Bon Pasteur fit travailler entre 1860 et 1978 au moins 15 000 jeunes filles dans ses blanchisseries et ses ateliers de couture, sans aucune rémunération ni éducation. Professeur émérite de victimologie à l’université de Tilbourg, Jan van Dijk a conseillé le groupe d’anciennes qui lança, à l’été 2017, une campagne pour obtenir réparation auprès de la congrégation et des autorités néerlandaises.
Deux ans plus tard, les femmes capables d’attester leur enfermement entre 1945 et 1978 reçurent, au titre d’une indemnité pour travail forcé, 5 000 euros du ministère de la justice. Le gouvernement leur présenta ses excuses, tout comme la maison mère du Bon Pasteur. Cette victoire succédait à celle obtenue en Irlande par les victimes des couvents de Marie-Madeleine, chacune dédommagée à hauteur de 20 000 euros.
Anita Suuroverste et Joke Vermeulen sont fières d’avoir mené cette bataille avec le professeur Jan van Dijk. Les années ont passé, mais toutes deux maudissent toujours autant le temps du Bon Pasteur. « La seule chose que j’y ai apprise, c’est à fumer », peste Anita, 69 ans, qui annonce griller quarante cigarettes par jour. Le dimanche, les religieuses lui donnaient à choisir entre un bonbon et une cigarette. « Evidemment, je prenais la cigarette », dit en haussant les épaules l’ancienne directrice de The Rainbow, une organisation néerlandaise de soutien aux sans-abri.
Le buste penché en avant, Joke, 66 ans, regarde souvent ses pieds quand elle parle. « Anita a eu une carrière, un mari, moi rien de tout cela. Je n’ai jamais réussi à avoir une vie stable. A 18 ans, j’ai eu un premier enfant, puis deux autres, mais sans compagnon à mes côtés. » A 14 ans, Joke Vermeulen a été violée par un ami de la famille, puis envoyée « faire pénitence » chez les sœurs. Nous sommes alors en 1969. Indisciplinée et fugueuse, la jeune fille passe du temps en cellule d’isolement. Les religieuses finiront par la bourrer de médicaments.
En les écoutant l’une et l’autre détailler leurs années au Bon Pasteur, on croirait entendre le récit de leurs compagnes de galère françaises. Toutes semblent avoir vécu les mêmes journées, tristes et épuisantes : lever, prière, petit déjeuner, travail, repas de midi, travail, dîner, prière, coucher. « Ah ça, pour travailler, on a travaillé ! », s’agace Marie-Christine Vennat, attablée dans un restaurant d’Angers.
En 1963, première en twist mais dernière en maths, elle chipait l’argent des courses pour aller au ciné. Fatiguée de l’élever, sa grand-mère l’envoya à 14 ans chez le juge des enfants. Puis ce fut le Bon Pasteur. Cette groupie d’Elvis Presley se rappelle avoir cousu des combinaisons onze heures par jour. Désormais trésorière de l’association Les Filles du Bon Pasteur, cette Nantaise de 73 ans soigne son allure révoltée de « Mamie rock’n’roll ».
Violences gynécologiques
Si, aux Pays-Bas, Anita fume de manière compulsive, Marie-Christine est une frénétique du ménage ; la saleté la rebute. Comme elle, aucune des anciennes n’a oublié les règles d’hygiène dégradantes observées dans ces institutions.
« Une seule douche par semaine, l’eau coulait deux minutes, après, une sœur venait la couper », se souvient Joke Vermeulen, à Amsterdam. Les autres jours, les pensionnaires avaient droit à un quart d’heure de toilette au lavabo. Et que dire du mitard, cette cellule insalubre où les révoltées et les fugueuses étaient enfermées pendant une semaine parfois ? Fabienne et Anita, l’une en France l’autre aux Pays-Bas, le décrivent de la même façon : un lit cloué au sol, pas de fenêtre et un pot de chambre.
Et puis, surtout, il y eut les atteintes et les injures à leur féminité. « Le corps et la sexualité sont au cœur du placement de ces jeunes filles, estime l’historien David Niget. Elles sont souvent enfermées soit parce qu’elles ont été violées, soit parce que leur vie sexuelle est jugée trop précoce. » Le chercheur est certain que des violences gynécologiques ont eu lieu.
Aujourd’hui énergique infirmière à la retraite, Françoise Bardoulat peut en témoigner. La septuagénaire a des souvenirs précis de son expérience, à l’adolescence, aux Tilleuls, le « centre d’observation » situé alors dans l’enceinte de la maison mère, à Angers. C’est dans ce bâtiment austère à la façade brune que débarquaient les jeunes filles placées. Elles y étaient « évaluées » puis dirigées, après quelques mois de tests divers, vers l’un des quarante établissements alors implantés en France.
Le 15 janvier 1964, sur ordonnance d’un juge, deux gendarmes conduisent Françoise, 13 ans et demi, aux Tilleuls. Sa mère n’en peut plus. « Je faisais l’école buissonnière et je m’étais amourachée d’un garçon, mais on ne couchait pas, on ne faisait que se bécoter », raconte cette femme pétillante «née d’une union de passage ». Comme d’autres, elle doit subir « la grande visite ». C’est ainsi que les religieuses appellent l’examen gynécologique destiné à combattre les maladies vénériennes. La mère supérieure était présente, et, d’après Françoise, « c’était atroce ».
Eveline Le Bris, infatigable présidente de l’association Les Filles du Bon Pasteur, a subi la même offense physique et, en un instant, ce retour en arrière la fait sortir de ses gonds. L’ancienne militante syndicale, titulaire d’un CAP de sténodactylo, finit par murmurer qu’elle a été violée à l’âge de 11 ans par un voisin qui lui avait interdit d’en parler en la menaçant de tuer ses parents. Même si cette femme généreuse de 74 ans semble être une force de la nature, sa voix tremble à l’évocation du viol.
Prétendument « grande gueule », elle est en réalité à fleur de peau, et parle du Bon Pasteur comme d’une « descente aux enfers ». « La sœur qui ne ratait jamais une “grande visite”, nous l’avions surnommée “guette au trou”. Ça vous choque ? Pas moi. Ce qui est vraiment choquant, c’est que le médecin nous examinait sans spéculum, ni gants, juste avec les doigts. » Un viol qui ne disait pas son nom ?
Quand les pensionnaires avaient leurs règles, les religieuses leur distribuaient deux serviettes hygiéniques en coton pour la semaine. Chaque adolescente disposait des siennes, numérotées, de manière à vérifier que son cycle menstruel était régulier et qu’elle n’était pas enceinte. « On se demande bien de qui ? Du Saint-Esprit ? », se moque Marie-Christine Vennat. La seule évocation de cette affaire de serviettes hygiéniques dégoûte Anita Suuroverste. « Nous devions aussi nettoyer celles des religieuses et l’image de ce grand bac rempli d’eau sanguinolente me soulève encore le cœur. »
Comme Michelle Perrot, l’historien David Niget souligne la différence de traitement entre filles et garçons. « Les centres où les adolescents étaient enfermés ne pratiquaient pas d’examen pour vérifier s’ils avaient la syphilis, précise-t-il. De même, on ne leur infligeait pas de règles strictes concernant le contrôle de leur corps, comme l’obligation pour les filles de dormir les mains sur les draps et de dissimuler leur nudité quand elles s’habillaient ou se déshabillaient. » Cette obligation de garder les bras et les mains au-dessus des draps interpelle encore la Berrichonne Michelle-Marie Bodin-Bougelot, qui a mis du temps à comprendre pourquoi les sœurs l’imposaient. « C’était pour qu’on ne se tripote pas. En fait, elles nous ont appris ce qu’on ne savait pas… »
Le départ de l’institution est peu préparé. Les formations dispensées – broderie, couture, arts ménagers – n’ouvrent guère à la vie professionnelle. Le retour au foyer familial est souvent impossible. Survivre mais comment ? « Ces religieuses ont passé des années à vouloir sauver nos âmes pour finalement nous jeter dans les bras des réseaux de prostitution qui guettaient les filles à la sortie. C’est ce qui m’est arrivé et j’ai failli y laisser ma peau », révèle, encore bouleversée, Fabienne Bichet.
Tous les Bon Pasteur ne furent pas aussi violents. Après les Tilleuls, Françoise Bardoulat est dirigée vers l’institution Saint-Cyr, à Rennes, fondée par les Eudistes, l’autre branche de la congrégation. Elle y intègre une section d’une douzaine de filles, surveillées par sœur Françoise des Saintes Plaies. « Globalement, nous n’étions pas maltraitées. Il y avait une salle à manger et un coin salon où, le soir, on écoutait “Salut les copains”. » Animatrice de l’un des premiers forums d’échanges – dont elle tirera un opus autoédité Enfances volées, le Bon Pasteur, nous y étions –, Michelle-Marie Bodin-Bougelot reconnaît avoir reçu des témoignages positifs de filles soulagées d’avoir été éloignées de leur domicile. « Mais c’est loin d’être la majorité », soupire-t-elle.
Un dossier judiciaire « complexe »
En dépit des précédents irlandais et néerlandais, les avocats Frank Berton et Yasmina Belmokhtar ont conscience des difficultés à venir. Leurs clientes réclament un pardon « sincère et motivé » de la congrégation, des excuses publiques du gouvernement français, l’obtention d’une mutuelle gratuite et, liés au travail forcé, le paiement de salaires et l’obtention de points de retraite. « Le dossier est complexe, les filles du Bon Pasteur n’ont pas toutes subi la même chose et l’Etat, comme vous le savez, n’a pas de responsabilité pénale, argumente Me Berton. Il faudrait trouver une preuve de mauvais traitements non prescrits. »
Une « class action » ? « Oui, pourquoi pas… » Le professionnel avance une autre hypothèse : la création d’une commission d’enquête parlementaire. « Si un député est convaincu de la justesse de ce combat, le processus démarrera. Les PV d’audition sont des éléments de preuve. » Frank Berton attend de connaître la liste des élus après les législatives de juin, puis s’en ira frapper à quelques portes.
Jusqu’à maintenant, le ministère de la justice s’est tenu à distance du dossier. Ni le cabinet d’Eric Dupond-Moretti ni la direction des affaires criminelles et des grâces n’ont souhaité nous répondre. « Comprendre ce qu’il s’est passé à l’époque est du ressort de l’historien, assure la porte-parole de la chancellerie, Emmanuelle Masson. Des anciennes ont été reçues par le service des archives du ministère. De toute façon, la question ne peut plus se poser pénalement en raison de la prescription. »
Face à l’imposant château d’Angers, sur la rive opposée de la Maine, la maison mère du Bon Pasteur s’étend sur douze hectares proches du centre-ville. Une hostellerie propose quelque 90 chambres, un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) accueille près de 70 personnes âgées et un centre d’hébergement et de réhabilitation sociale (CHRS) abrite des femmes seules avec enfants. Trois autres sites témoins de la splendeur passée subsistent en France : un à Cholet, transformé en CHRS, et deux à Pau, là aussi devenus un CHRS et une maison d’enfants à caractère social. Le dernier centre où des jeunes filles ont été reçues se trouvait à Marseille ; il a fermé en 2003.
Depuis 2012, les anciennes ont accès à leurs dossiers personnels, disponibles à Angers. Un bâtiment entier est consacré aux archives de la congrégation, rangées sur un kilomètre de rayonnages. Le nombre de consultations s’accélère : vingt-huit demandes en 2021, dix pour le seul mois de janvier 2022. « Ce n’est pas simple pour celles qui viennent consulter, constate Sibylle Gardelle, l’archiviste. Elles découvrent souvent le contexte de leur placement et certaines apprennent alors qu’elles ont été enfermées par décision de justice. »
Face à la démarche de l’association, le Bon Pasteur propose d’ouvrir un centre d’écoute gratuit où des professionnels accompagneraient les volontaires. « Offrir une thérapie semble plus judicieux que de donner de l’argent, considère sœur Marie-Paule Richard, 79 ans, porte-parole de la congrégation. Je n’ai pas connu ce que décrivent ces anciennes. Nous avons appris beaucoup de choses que l’on ignorait. C’est douloureux, nous ne nous attendions pas à cela. Dans les années 1950-1960, beaucoup d’orphelines ont été placées par l’Etat. Les sœurs ont sûrement été surmenées, certaines ont perdu les pédales, on ne peut pas le nier. »
La religieuse rappelle que « l’Etat passait tous les ans dans les centres et qu’il n’y a jamais eu de remarque particulière ». C’est exact, mais un inspecteur ne pouvait pas entrer dans un couvent à l’improviste, il devait prévenir de sa visite. On interroge sœur Marie-Paule Richard une dernière fois : la violence décrite pourrait-elle avoir été systémique, puisque les témoignages des anciennes proviennent de nombreux établissements Bon Pasteur ? « Non, vous avez juste eu des cas isolés, un peu partout… » Oui, un peu partout.
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