Graham Priest, propos recueillis par publié le
Graham Priest en février 2020. © Antoniaivo/Wikimedia Commons
Fondateur du mouvement dit paraconsistant, le logicien australo-britannique Graham Priest nous explique pourquoi la contradiction n’est pas forcément un crime logique. Entretien.
Qu’est-ce que la “paraconsistance” et le “dialéthéisme”, dont vous vous revendiquez ?
Graham Priest : La paraconsistance est une forme de logique qui tolère les contradictions. Elle est d’ailleurs étymologiquement formée de deux termes : le préfixe grec « para- », qui signifie au-delà, et le mot « consistance », qui désigne la contradiction logique. La paraconsistance consiste donc à aller « au-delà de la contradiction ». Le dialéthéisme consiste quant à lui à formuler un énoncé qui est à la fois vrai et faux. Le dialéthéisme et la paraconsistance ne sont pas des termes si neufs que cela en philosophie, puisque certains philosophes avant Aristote avaient déjà exprimé des formes de logiques paraconsistantes. La philosophie asiatique est aussi beaucoup plus ouverte à ce type de raisonnement. En Occident, en revanche, la prédominance de la logique aristotélicienne a fortement réduit leur influence.
En quoi cette forme de logique s’oppose-t-elle à la pensée d’Aristote ?
Aristote a formulé le principe de non-contradiction, qui explique qu’un énoncé ne peut pas être à la fois vrai et faux. C’est sur ce principe que s’appuie une grande partie de notre philosophie logique occidentale. En tant que représentant de la logique paraconsistante, je ne suis pas d’accord avec cette théorie, tout simplement car il existe des cas de figure où le principe de non-contradiction aristotélicien n’est pas pertinent. Prenons le célèbre paradoxe du menteur, formulé par Eubulide au IVe siècle avant Jésus-Christ – soit avant Aristote (384-322 av. J.-C.). Si je dis : « Cette phrase est fausse », cette phrase est fausse si elle est vraie. En revanche, si elle est fausse, alors elle est vraie. Cela revient à dire que cette affirmation est à la fois vraie et fausse, et donc qu’Aristote a tort.
Ce paradoxe est-il le seul soulevé dans l’histoire de votre discipline ?
Non, c’est l’un des plus cités car c’est l’exemple le plus simple de dialéthéisme et le plus accessible au grand public. Toutefois, d’autres exemples sont venus depuis enrichir ce répertoire. Par exemple, en 1931, le logicien et mathématicien Kurt Gödel a montré dans son théorème d’incomplétude que, grâce à un astucieux acte de codage, il est possible de formuler une phrase qui n’est pas prouvable en se basant sur une théorie arithmétique. Les mathématiques sont aujourd’hui un domaine qui regorge de ce type de paradoxes !
Vous ne remettez pas seulement en cause Aristote, mais aussi les logiciens contemporains…
Oui, car selon moi les logiciens modernes comme Gottlob Frege ou Bertrand Russell, sur lesquels s’appuient aujourd’hui une grande partie des recherches en philosophie logique, restent influencés par cette pensée aristotélicienne. Je le démontre en m’aidant du principe d’explosion, qui est régulièrement utilisé par certains mes collègues logiciens contemporains pour réfuter les formes de dialéthéisme. Pour schématiser, l’explosion explique que si une phrase est à la fois vraie et fausse, alors n’importe quelle autre affirmation est vraie, ce qui revient à dire qu’il n’y pas de raisonnement. Par exemple, si j’affirme que Donald Trump est à la fois corrompu et pas corrompu, alors rien ne m’empêche de dire qu’il n’y a pas d’oxygène dans l’air ou que la Terre est plate, puisque que je n’ai pas d’affirmation de base sur laquelle me reposer.
Ce principe paraît en effet logique.
Elle l’est seulement dans le cadre où la contradiction est vérifiée. Mais dans le cas du paradoxe du menteur, ce raisonnement n’a aucune validité. L’explosion ne fait donc qu’expliciter le problème, elle ne le résout pas. Cette démonstration est simplement de mon propre avis la preuve que les logiciens contemporains restent influencés par le principe de non-contradiction aristotélicien. Leur point de vue a été tellement biaisé qu’il rend cette équation insolvable !
Le fait de légitimer certaines formes de contradictions peut pourtant être perçu comme dangereux dans certains domaines, tels que l’éthique. Je pense en particulier aux fake news, où tout et son contraire est souvent affirmé…
Je ne dis pas que toutes les contradictions ne sont pas valides ; je dis simplement que toutes ne le sont pas. Par exemple, il semblerait complètement fou que je puisse affirmer à la fois « Je suis une grenouille » et « Je ne suis pas une grenouille », alors que je sais pertinemment que je n’en suis pas une ! Les gens qui affirment être une grenouille sont donc complètement fous, au même titre que ceux qui propagent des fake news. À partir de là, me direz-vous, qu’est-ce qui différencie une contradiction de ce qui n’en est pas une, dans ce cas ? La réponse réside dans la preuve. Si je suis à un tribunal et que je suis jugé pour un meurtre, je peux affirmer que j’étais sur place au moment du crime, comme je peux dire que je n’y étais pas. Ce qui permettra de trancher cette contradiction, c’est la présence de preuves que j’étais bien sur place au moment du crime. Ma réponse est donc la suivante : les gens qui propagent des fake news sont incohérents, car les preuves sont contre eux. Dans ce cas précis, la paraconsistance n’aura pas de réponse.
Dans quels domaines la paraconsistance peut-elle alors s’avérer utile ?
Elle peut se révéler pertinente en mathématiques, où de nombreuses formes de dialéthéisme ont été soulevées ces dernières années. Elle peut aussi l’être dans d’autres domaines, comme la philosophie des religions. Prenons l’exemple des philosophes chrétiens. Ceux-ci n’ont cessé de dire que Dieu est innommable, pourtant leurs textes ne parlent que de Dieu. C’est un véritable paradoxe dans le sens dialéthéiste. Le même cas de figure s’observe pour la question de l’Être en ontologie. Heidegger explique en effet que l’Être ne peut pas être nommé, mais il n’arrête pas d’en parler… Pour résumer, je dirais que dès que nous atteignons les limites de la pensée, nous arrivons à un dialéthéisme ; c’est donc là que la philosophie de la paraconsistance trouve son intérêt.
Pour aller plus loin : Explorer les contradictions. Paraconsistance et dialéthéisme, de Graham Priest, vient de paraître dans une traduction de F. Berland et A. Cohen aux Éditions Hermann. 102 p.
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