Une des premières tablettes en écriture rongorongo trouvées au XIXe siècle sur l’île de Pâques. Photo DR
Dans un ouvrage à la fois érudit et vivant, Silvia Ferrara relate l’invention quasi simultanée, au-delà du cunéiforme sumérien, des premières formes d’écrits à travers le monde. Et évoque tous les signes qui sont encore à déchiffrer.
C’est une nouvelle sensationnelle car elle a trait à la plus grande invention du monde. Fin novembre, on apprenait qu’un archéologue de 38 ans, François Desset, était parvenu à déchiffrer l’élamite linéaire utilisé en Iran il y a 4 400 ans (1). Ce système d’écriture était connu depuis l’exhumation de tablettes en terre cuite en 1901 sur le site iranien de Suse. Mais il n’avait pas encore été totalement percé à jour. C’est en décryptant des vases funéraires en argent appartenant à un collectionneur à Londres que le chercheur français du laboratoire Archéorient à Lyon, et enseignant depuis 2014 à l’université de Téhéran, a pu notamment déduire de la répétition de signes accouplés qu’il s’agissait de noms propres, ceux de deux souverains (Shilhaha et Ebarti II) et d’une déesse, Napirisha. Il a «craqué» cette écriture phonétique après dix ans d’étude, accéléré à la faveur du confinement. «Grâce à ces travaux, je peux désormais affirmer que l’écriture n’est pas d’abord apparue en Mésopotamie seule mais que deux écritures sont apparues en même temps dans deux régions différentes», a-t-il expliqué. L’une ne descendait pas de l’autre - les tablettes cunéiformes -, et ne lui était pas postérieure. Cette découverte, qui donnera lieu à une publication scientifique cette année et sans doute à de nombreux débats d’experts, montre combien fascine l’invention de l’écriture. Silvia Ferrara, professeure de philologie mycénienne à l’université de Bologne, lui consacre un récit vivant et érudit, entre digest de l’état des connaissances, exposé des différentes étapes du déchiffrage et histoires captivantes (comme «le cygne noir», le disque de Phaistos).
Sans influence extérieure
Pendant longtemps, on a ainsi cru que le berceau mondial de l’écriture, il y a plus de 4 000 ans, était la Mésopotamie, soit l’Irak actuel. Si «l’étincelle», comme l’appelle Silvia Ferrara, est venue chez les Sumériens, elle s’est aussi manifestée en Chine, en Egypte, en Amérique centrale, à des périodes différentes, mais toujours de la même manière. Les inscriptions en Mésoamérique (en particulier les glyphes mayas), progressivement déchiffrées à partir des années 70, donnent l’exemple d’une invention survenue sans influence extérieure (mais est-ce une écriture ou pas, le débat fait toujours rage). L’Egypte pourrait également avoir créé un système d’écriture ex nihilo, voire avant la cunéiforme mésopotamienne. En 1988, un archéologue allemand a mis au jour une énorme tombe sur le site d’Abydos avec les traces d’une première tentative d’écriture en 3220 avant J.-C., un système hiéroglyphique primitif révélant par là même une prédynastie. On peut voir Günter Dreyer, disparu en 2019, expliquer la portée de sa découverte dans le passionnant documentaire l’Odyssée de l’écriture (2). Et enfin, même si ce fut plus tard, à la fin du IIe millénaire avant J.-C., la Chine a inventé un système entièrement nouveau, l’écriture la plus durable et la plus stable de l’histoire. «On dénombre ainsi quatre inventions, aujourd’hui presque certaines. […] Par conséquent, non seulement il est possible que l’écriture ait été inventée à plusieurs reprises dans l’histoire de l’humanité, mais c’est également fort probable.» Nul doute que l’autrice de la Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture se penchera avec intérêt sur cette petite dernière annoncée comme décryptée, l’élamite linéaire.
Il en reste d’autres à déchiffrer. C’est d’ailleurs par là que l’autrice commence son récit au ton volontairement très oral, à la manière d’une conteuse, comme quand elle fait cours à ses étudiants. Elle est également la responsable du programme de recherche européen Inscribe (Invention of Scripts and their Beginnings). «Un des objectifs est de comprendre combien de fois l’écriture a été inventée dans l’histoire du monde, puisque le nombre précis de ces inventions n’a pas encore été établi avec certitude.» Son groupe travaille en particulier sur les écritures égéennes (le crétois hiéroglyphique, le linéaire A, le chypro-minoen), sur celle de la vallée de l’Indus et sur le rongorongo de l’île de Pâques. Il existe aujourd’hui dans le monde une douzaine d’écritures anciennes que l’on n’a pas réussi à lire et à comprendre. Et près de la moitié d’entre elles viennent des îles (Chypre, la Crète, l’île de Pâques). «Souvent les écritures insulaires ne sont pas des histoires à succès», écrit Silvia Ferrara, car leur résistance fut brève et qu’elles n’ont pas essaimé. En 1952, le Britannique Michael Ventris a déchiffré, via l’analyse statistique des signes graphiques, le linéaire B, qui enregistre un dialecte grec très archaïque, vieux de plus de 3 000 ans. «Que faire des autres écritures égéennes indéchiffrées de Crète, du crétois hiéroglyphique ou encore du linéaire A ? Quel espoir avons-nous de suivre les traces de Michael Ventris et d’obtenir quel résultat ?» se demande-t-elle. Ces passionnantes énigmes millénaires perdurent dans l’attente qu’un chercheur ou un groupe parviennent à dévoiler leur secret. Ainsi de celle de l’île de Pâques où l’on trouve des symboles gravés sur les épaules des moai (les fameuses statues), des pétroglyphes monumentaux sur les roches de basalte et de lave et des tablettes de bois gravées de signes, le rongorongo. Autant de vestiges qui appellent toujours les mêmes types de questions. Est-ce vraiment de l’écriture ? A-t-elle été inventée sans aucune influence extérieure ? «Le miracle tient non seulement à la création d’une écriture dans un lieu à ce point isolé du monde, mais aussi à la possibilité que cette création soit venue de nulle part, produit de l’éclair de génie des locaux, non de l’influence de colonisateurs étrangers super-civilisés.» C’est l’art ici qui a servi de tremplin à l’écriture.
Exemples créatifs
Car l’écriture, souligne Silvia Ferrara, n’a pas seulement été suscitée par les Etats pour gérer leur bureaucratie à l’instar du cunéiforme mésopotamien, marques creusées sur des tablettes d’argile pour enregistrer des transactions. «La plus grande erreur est de faire de la bureaucratie le but, l’alpha et l’oméga, le sens ultime de l’écriture.» Elle cite des exemples vivaces et créatifs : les runes, le tifinagh, le dongba, quatorze écritures subsahariennes, le syllabaire cherokee, le cree, les écritures inuktitut en Amérique du Nord et au Canada… «Ainsi, il existe des empires, des civilisations, des cultures qui survivent sans écriture et des écritures qui naissent comme des perles dans les huîtres, sans préavis, sans expansion territoriale ni affordance (la capacité qu’a un objet de suggérer sa propre utilisation).» Alors qu’on associe souvent l’idée de nécessité à l’invention de l’écriture, l’autrice propose de la regarder comme un processus intrinsèquement libre, spontané, naturel, qui donne des noms à ce qui nous entoure et qui les conserve.
Valeur sémantique
Ce processus de formation se décline en plusieurs strates, de l’étincelle du jeu de mots à la création d’un répertoire complet de signes convenus et transmis de génération en génération. A chaque fois, il y a de fortes constantes, comme l’iconicité. L’écriture commence par des images, des listes des choses qui sont représentées sous forme d’icônes reconnaissables, un épi de blé, un poisson, un cheval… «Dans toutes les écritures inventées, l’iconicité des signes était très forte au départ. On peut même affirmer que cette iconicité graphique a été le premier vrai tremplin pour inventer de l’écriture.» Un autre des mécanismes essentiels tient dans les syllabes et l’homophonie, c’est-à-dire une méthode par laquelle une image représente un son. Toutes les écritures inventées ex nihilo pratiquent ainsi le rébus en utilisant des signes existants, les logogrammes, et en étendant leur valeur sémantique pour représenter des choses. Ce mécanisme est bien décrit dans le premier épisode de la série de David Sington diffusée sur Arte. «Le rébus des premières écritures, des origines, nous fait comprendre un aspect important : l’écriture est au commencement une découverte, la lueur de l’assonance qui s’allume, la trouvaille instinctive, le jeu spontané qui consiste à élargir les potentialités du sens.»
(1) François Desset, «Breaking the code. The decipherment of linear elamite, a forgotten writing system of ancient Iran (3rd millennium BC)», 23 novembre 2020. A lire également dans Sciences et Avenir,le 7 décembre 2020.
(2) L’Odyssée de l’écriture, des origines à la révolution numérique,saga en trois volets réalisée par le Britannique David Sington, en accès libre sur Arte jusqu’au 19 janvier.
Silvia Ferrara La Fabuleuse Histoire de l’invention de l’écriture Traduit de l’italien par Jacques Dalarun. Le Seuil, 320 pp.,
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