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vendredi 22 janvier 2021

Anne Muxel : « Les Français se sont réfugiés dans des micro-appartenances »

Propos recueillis par     Publié le 22 janvier 2021

Crise sanitaire sans précédent, déficit de citoyenneté au profit du communautarisme, tensions sociales et incertitudes économiques… A près d’un an de l’élection présidentielle de 2022, la sociologue se penche, dans un entretien au « Bilan du Monde », sur cette société française de plus en plus fracturée, fatiguée et inquiète.

Anne Muxel, au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof), à Paris, le 9 janvier 2019.

Directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (Cevipof/Sciences Po), Anne Muxel travaille essentiellement à la compréhension des formes du lien des individus à la politique et, plus largement, du système démocratique. Selon elle, il est urgent de reconstruire le lien citoyen qui s’est délité depuis une dizaine d’années.

Dans quel état politique, économique et social se trouve la France après plus d’un an de crise liée au Covid-19 ?

Anne Muxel.- Au début de l’année 2020, la France traversait une période de crise sociale et politique. Sur le plan social, la réforme des retraites se heurtait à un fort mouvement de contestation et la majorité de l’opinion était loin d’être convaincue des vertus de la réforme proposée. Sur le plan politique, l’équipe au pouvoir restait impopulaire, particulièrement le président. Seul le terrain économique, avec une baisse de la courbe du chômage et des signes encourageants de reprise, présentait un bilan davantage positif.

La crise due au Covid-19 a fait repasser les indicateurs économiques du mauvais côté, tout en dégradant encore le climat social et la défiance politique. En cette fin d’année, une certaine fatigue et une inquiétude face une crise inédite qui sévit depuis de trop nombreux mois accaparent l’esprit des Français. Les doutes qui persistent quant à une sortie rapide de la crise sanitaire, les dégâts infligés à l’économie, la persistance de la menace terroriste hypothèquent encore le retour d’une confiance partagée.

« Emmanuel Macron reste fort des faiblesses de ses adversaires »

Que reste-t-il, dans ces conditions, du mandat d’Emmanuel Macron et de la Macronie ?

L’épisode actuel ne remet pas en cause la première période réformiste du macronisme, mais celle-ci s’éloigne pour laisser place à un bilan contesté lié à la crise des « gilets jaunes », au refus de la réforme des retraites et à la gestion discutée de la crise sanitaire.

Cependant, sur le terrain de cette dernière, aucune des oppositions au président n’est créditée d’une capacité à faire mieux. C’est ainsi l’ensemble de l’action du politique qui est remis en cause. Emmanuel Macron reste fort des faiblesses de ses adversaires. Et ces dernières semaines, certains indices enregistrent un léger regain de confiance envers l’exécutif.

« Si, faute d’alternative présente, les Français renouvellent aujourd’hui un affrontement Macron-Le Pen, ils n’en ont pas envie »

De quelles ressources dispose-t-il pour aborder l’élection présidentielle dans les meilleures conditions ?

Les quelques sondages d’intentions de vote pour la présidentielle montrent la résilience d’Emmanuel Macron qui retrouverait, dans la situation actuelle, peu ou prou son niveau de premier tour de 2017.

En revanche, tout en restant victorieux dans un second tour l’opposant à Marine Le Pen, il verrait son capital électoral entamé et la protestation électorale enfler. Cependant, si, faute d’alternative présente, les Français renouvellent aujourd’hui un affrontement Macron-Le Pen, ils n’en ont pas envie. Cela donne un espace pour qu’un troisième candidat vienne perturber le jeu.

Emmanuel Macron est le sortant dans un contexte où, fin 2020, aucune alternative forte ne s’est construite. Sans être une réussite, la gestion française de la pandémie n’est pas une catastrophe susceptible d’emporter irrésistiblement le locataire de l’Elysée. Mais nul doute que bien des cartes peuvent être rebattues dans les mois à venir. Le jeu politique peut se trouver bousculé par l’irruption de forces politiques nouvelles ou de candidats porteurs d’un renouvellement.

L’écologie, par exemple, est en train de changer la donne dans la vie politique en France. Que lui manque-t-il pour s’imposer en tant qu’idée et force majeures dans la République ?

Certes, l’écologie a connu une poussée sensible lors des dernières élections municipales, particulièrement dans les grandes métropoles et l’univers urbain. Mais on ne peut dire qu’il s’agit d’un raz de marée. Lorsque l’écologie a atteint la majorité absolue, c’est parce qu’elle était associée aux forces de gauche. L’écologie seule reste plus modeste et cherche à disputer le leadership de la gauche à un parti socialiste devenu exsangue.

Pour que l’écologie puisse devenir une force majeure capable de rassembler une coalition électorale forte autour d’elle, il faudrait un projet écologique global et visionnaire pour l’ensemble de la société, dépassant les seuls dossiers environnementaux qu’il faut néanmoins urgemment traiter (réchauffement climatique, pollution de l’air, nucléaire, biodiversité…).

Il faudrait aussi une organisation qui dispose d’un véritable maillage territorial, incarnée par un leader reconnu et incontesté. Enfin, il faudrait que l’écologie sorte de sa culture de force minoritaire souvent empêtrée dans ses différences internes. Mais il est indéniable que les jeunes générations développent une conscience écologique qui cherche des débouchés politiques. Et leurs mobilisations imposent l’urgence des enjeux dont les politiques doivent se saisir et qu’ils ne peuvent plus désormais éluder.

Voyez-vous des alternatives, à gauche comme à droite, s’affirmer et rivaliser avec le président Macron ?

Pour l’instant, la gauche est dans un état de fragmentation prononcée et son implantation dans l’électorat est faible. Selon les sondages, le niveau d’étiage de la gauche est très bas ; c’est une petite minorité de Français, moins d’un sur cinq, qui se situe aujourd’hui à gauche. Cela constitue un capital électoral très faible à moins de deux ans de l’échéance de 2022. La gauche connaît une crise de projet : qu’est-ce que la gauche a à dire à la société ouverte du XXIe siècle ? Elle n’a plus de leader capable de la rassembler. Aucun des leaders potentiels actuels ne paraît être capable de s’imposer en 2022.

Les organisations de gauche sont exsangues et ne sont plus le lieu de réflexion qu’elles pouvaient être. Enfin, Emmanuel Macron a emporté avec lui une partie de la gauche sociale-libérale. Les défis de la reconstruction sont donc majeurs dans un temps aussi bref.

Quant au camp de la droite républicaine, elle est aussi en assez mauvaise posture, encore à la recherche d’une figure à mettre en lice pour la présidentielle, et assez peu convaincante quant à une vision pour la société française se démarquant de la politique sociale et économique menée par Emmanuel Macron.

L’abstention a été forte lors des municipales, deux scrutins qui relèvent du jamais vu dans l’histoire électorale de la République. Comment l’analysez-vous ?

L’abstention, aux municipales comme aux législatives de juin 2017, a battu des records historiques. On voit bien que la tentation abstentionniste n’a pas attendu la crise due au Covid-19 pour s’épanouir. Certes, les craintes de contamination dans les bureaux de vote ont ajouté un surplus à une vague abstentionniste qui lui est antérieure. Mais cela fait des années que la réponse abstentionniste est l’un des symptômes de la forte défiance dont témoignent les Français envers les institutions et le personnel politiques, et qu’elle signe la persistance d’une crise de la démocratie représentative.

Les Français cherchent d’autres voies d’expression pour faire entendre leurs préoccupations, et une demande de participation aux décisions pouvant engager le pays s’impose dans des catégories de plus en plus diverses de la population. Dans ce contexte, l’abstention peut être aussi utilisée par certains comme une forme de protestation politique. Que les municipales, parmi les élections préférées des Français, aient été touchées par une abstention aussi massive est révélateur du fossé qui se creuse entre les Français et leurs représentants.

Année après année, la société française ne semble-t-elle pas de plus en plus fragmentée, segmentée, comme si l’idée de citoyenneté se tassait au profit sinon d’une indifférence larvée, du moins d’un repli, communautariste ou non ? Comment retrouver du sens citoyen ?

Les fragmentations économiques, sociales, territoriales n’ont cessé de se développer depuis dix ans, tout en s’inscrivant dans un mouvement beaucoup plus large et long d’individualisation croissante. Les Français sont plus détachés que par le passé de grandes appartenances collectives et globales, qu’elles soient sociales (classes sociales, métiers), territoriales (communes, régions, nation), ou encore politiques (gauche, droite). Ils sont devenus eux-mêmes leur propre référence ou se sont réfugiés dans des niches de micro-appartenances diverses (ethnoculturelles, sexuelles, ludiques, générationnelles…).

Tout cela a érodé profondément un lien citoyen construit autour de valeurs universelles liées à la nation française telle qu’elle s’incarne dans le message républicain. La fragmentation des appartenances et l’individualisation ont entamé profondément un lien citoyen qui doit être reconstruit par un dépassement des micro-appartenances régressives et par une prise de conscience collective qui n’oublie pas que le lien citoyen est un lien qui assume un passé partagé, un présent d’expériences conjointes et un avenir commun.

Anne Muxel est directrice de recherches en sociologie et en science politique au CNRS (Cevipof/Sciences Po). Elle est l’autrice de plusieurs ouvrages en sociologie politique, notamment La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens (PUF, 2018), codirigé avec Olivier Galland, et, plus récemment, Histoire d’une révolution électorale (2015-2018) (Editions Classiques Garnie, 2019), codirigé avec Bruno Cautrès.


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