Des chercheurs et professionnels de santé n’hésitent pas à parler de burn-out pour certains étudiants très investis dans leurs études. Les établissements commencent à se pencher sur le problème.
Julia*, 22 ans, ne sait pas comment elle va réussir à finir l’année. « Je vis en apnée », confie cette étudiante en cinquième année de médecine à Rouen. Elle qui « aime avoir le contrôle » a perdu pied l’année dernière, alors qu’elle débutait son externat à l’hôpital. « Il faut toujours être à la hauteur vis-à-vis des patients, des chefs et pour nos examens. La pression est telle que je ne vois plus personne et ne fais plus rien en dehors de la médecine. »
Comme Julia, quelque 60 % des étudiants se disent « épuisés », selon l’enquête de 2016 de l’Observatoire de la vie étudiante (OVE), un taux qui a augmenté de 8 % depuis l’enquête précédente, en 2013. Certains se dirigent vers ce que l’on appelle « l’épuisement académique », une forme grave de fatigue physique et psychique qui peut conduire à une dépression ou à une anxiété généralisée.
« L’épuisement académique est un enjeu de santé publique », alerte Christine Faye, psychologue et chercheuse associée à l’université de Nantes. Dans sa thèse soutenue en 2018, elle le définit comme le premier facteur de pathologie psychique des étudiants. « L’entrée dans les études correspond à un âge du changement, où on leur demande adaptation, mobilité, cumul d’activités, mais aussi apprentissage de la vie d’adulte, décrypte Laurentine Véron, psychologue. Le disque dur peut vite être saturé. » Sous la pression de diverses obligations (scolaires, financières et sociales), certains étudiants plongent dans un état de fatigue extrême, et ressentent un soudain sentiment de « panne ».
Accompagné de troubles du sommeil, l’épuisement académique se vit comme un cercle vicieux avec des conséquences en cascade. « Les manifestations sont corporelles – la vue qui se brouille, des crises d’angoisse, des tensions musculaires – mais aussi psychiques, avec un sentiment de vide, de tristesse et l’incapacité à se mobiliser, analyse Christine Faye. Toutes les sphères vont être touchées, avec une intensité émotionnelle qui va déborder les ressources de l’individu. L’épuisement peut alors mener au désengagement et au décrochage. »
Les vices d’un « système de l’hyper-performance »
Pour la chercheuse, la notion d’épuisement académique peut être comparée à celle du burn-out, qui combine fatigue émotionnelle et physique, déshumanisation des rapports avec les autres, vision négative des autres, de soi et de son travail, et sentiment d’inefficacité. « Mais ce modèle a été créé pour le monde professionnel et n’est pas totalement adapté à la population étudiante », pointe Christine Faye.
Si les recherches sur l’épuisement étudiant en sont encore à leurs débuts en France, des profils à risque sont déjà identifiés : les étudiants des classes prépa et des grandes écoles. « Ils baignent dans un monde très compétitif qui les pousse au dépassement constant, a observé Christine Faye. Ils sont encouragés dans un système d’hyper-performance pour beaucoup dès le lycée puis en classe prépa, qui les contraint à braver tous les efforts. »
C’est ce qu’a connu Elena à l’école d’ingénieurs INSA de Lyon. Afin de se lancer dans la prépa intégrée de l’école, elle quitte le foyer familial marseillais à 17 ans, pour une petite chambre partagée où elle ne se sent pas bien. « La charge de travail était énorme. Au cours de la deuxième année, l’épuisement m’est tombé dessus. Je n’arrivais plus à me lever, j’avais des insomnies, je ne cessais de pleurer. » Sa scolarité est une succession de chutes et rechutes. « Je ne savais pas vraiment pourquoi j’étais là, mais je n’osais pas en parler à ma famille », confie la jeune femme de 22 ans. « Puis, en cinquième année, c’est le bug, l’écran noir. » Depuis, après une année de dépression, Elena « a remonté la pente ». Inscrite en master d’urbanisme, elle « retrouve le goût d’apprendre ».
« On observe une implication trop importante chez près de 20 % des étudiants, et 27 % présentent des symptômes modérés à sévères de burn-out »
Pour les étudiants des filières très exigeantes ou très sélectives, c’est le risque du surengagement qui guette. « L’association d’un stress chronique et d’une forme de perfectionnisme potentialise le risque d’épuisement, décrivent Stéphanie Laconi, psychologue et chercheuse, et Cécile Lafuenta, doctorante à l’université de Bordeaux. L’engagement entraîne un enthousiasme au travail, de la persévérance, et il est bénéfique en termes de performance et de bien-être. A contrario, le surengagement peut mener au burn-out. Dans notre étude de 2018, on observait une implication trop importante chez près de 20 % des étudiants, et 27 % présentaient des symptômes modérés à sévères de burn-out, ce qui souligne le lien qui se dessine entre les deux phénomènes », précisent-elles.
L’université n’est pas épargnée, en particulier dans les filières de la santé. Une étude européenne de 2018 montre que 44 % des étudiants en médecine ont souffert de burn-out avant l’internat. Pour Sara, en sixième année de médecine à Toulouse, l’épuisement est une réalité du quotidien. Avec un job étudiant, des gardes à l’hôpital et des cours à gérer, elle ne cesse de plonger dans des « périodes de fatigue intense ». Malgré de profondes déprimes et des malaises au travail, elle est déterminée à tenir bon : « Si je m’arrête, ce sera à un camarade de la promo de prendre mon travail à l’hôpital. Cela crée des tensions énormes. »
D’autres profils à risque sont identifiés par Christine Faye, tels les étudiants étrangers ou les jeunes en situation de handicap. Les doctorants aussi, parce qu’ils nagent dans un milieu très concurrentiel et ont un statut hybride mi-professionnel mi-étudiant, peuvent subir de plein fouet l’épuisement académique. « Ils sont plus stressés que le reste de la population de même âge, avec un stress dit très élevé pour 53 % des femmes et 40 % des hommes, pointe Pascale Haag, chercheuse en psychologie à l’EHESS. On peut établir une corrélation entre niveau de stress et prévalence au burn-out. »
Le symptôme d’une « crise de sens »
« L’épuisement académique est un syndrome du “stop” qui grandit avec l’accélération de la société, analyse le psychologue Christophe Ferveur. Les étudiants sont pris dans une course effrénée, à une période où il leur faudrait pouvoir ralentir pour réfléchir et déterminer ce dont ils ont profondément envie. » Pour lui, ces difficultés seraient le symptôme d’une « société du malaise », avec incertitude sur l’avenir et perte de sens dans l’apprentissage. « Si la surcharge de travail peut être parfois la cause de l’épuisement, ce trouble est avant tout lié à une crise de sens : qu’est-ce que je suis en train de faire ? Qu’est-ce que j’apprends ? A quoi cela va-t-il me mener, alors qu’on me promet chômage et fin du monde ? », observe Christophe Ferveur.
« Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Qu’est-ce que j’apprends ? A quoi cela va-t-il me mener ? »
Cette désorientation, c’est celle qu’a connue Anissa, étudiante en licence de biologie à l’université de Rennes et très bonne élève. « Je ne me sentais pas à ma place, peu reconnue par mes professeurs, qui ne nous voyaient que comme un nom sur un papier. Et puis, je ne voulais pas décevoir ma famille, qui désapprouvait déjà mon choix d’études. » Au bout de deux mois, Anissa ne parvient plus à ouvrir ses cahiers ni à aller en cours. Les larmes surgissent à tout moment. Ses résultats chutent brutalement. « J’étais plus bas que terre », se souvient-elle. Face à ces situations, la prise en charge par l’université n’est pas toujours à la hauteur. « Je n’ai eu aucune aide de mon établissement, lâche Anissa, amère. J’en ai parlé à ma professeure référente, mais elle n’a rien fait. »
« Ce trouble est trop peu connu, il n’y a pas de travail de détection ni d’accompagnement dans les centres universitaires en France », estime Stéphanie Laconi. Christophe Ferveur abonde, catégorique : « La problématique de l’épuisement étudiant a trop longtemps été mise sous le tapis. » Malgré une mobilisation d’acteurs sur le terrain, il déplore que « cela ne soit pas une priorité pour les pouvoirs publics. »
Manque de données et de moyens
« Pendant longtemps, l’université a considéré que ce qui se passait en dehors de l’enseignement n’était pas de sa responsabilité », convient Pierre Denise, président de l’université de Caen, chargé des questions de vie étudiante à la Conférence des présidents d’université. Mais pour lui, les établissements ont évolué sur ces sujets, et intègrent de plus en plus la question centrale du bien-être des étudiants, ne serait-ce que pour la réussite académique. Il y a « une prise de conscience », comme l’affirment plusieurs psychologues et universitaires contactés.
« Ne pas entendre l’épuisement étudiant, c’est faire le lit des risques psychosociaux qui se cristallisent ensuite dans le monde professionnel »
La réflexion s’étend aussi aux cursus eux-mêmes, et à la remise en cause de cette culture française qui érige en norme la linéarité des parcours et la rapidité. Pierre Denise espère que l’arrêté licence de 2018, qui permet la création de contrats pédagogiques individuels, saura répondre à cette problématique. « On peut s’en saisir pour adapter le parcours d’un étudiant sans qu’il soit en difficulté », explique-t-il. Encourager les semestres sabbatiques, les étalements de scolarité…
Mais ces actions se heurtent à des obstacles majeurs. D’abord celui du manque de données. « Les études se sont surtout concentrées sur les étudiants en santé. Si on les étendait, on trouverait sûrement un taux similaire d’épuisement dans les autres filières. Nous aurions besoin d’une vaste enquête », juge Pierre Denise.
Ensuite, c’est l’aspect financier qui coince, essentiel pour lancer des campagnes de communication et pour créer des centres de santé avec plusieurs médecins. Autant d’actions qu’il faudrait rapidement mettre en place. « Ne pas entendre l’épuisement étudiant, c’est faire le lit des risques psychosociaux qui se cristallisent ensuite dans le monde professionnel », avertit Christophe Ferveur.
*les prénoms ont été modifiés
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