En trente ans, leur nombre a presque doublé en France. Ces familles sont le plus souvent menées par des femmes en difficulté.
Dans le cadre de la campagne pour les élections européennes, Le Monde et ses cinq partenaires du réseau Europa (The Guardian, Süddeutsche Zeitung, La Stampa, La Vanguardia, Gazeta Wyborcza) décrivent, à travers une série de reportages, la fragilisation du modèle social qui a fait la fierté de l’Europe.
C’est son « heure de pointe » à elle, chaque jour entre 11 h 45 et 13 heures. A peine rentrée de l’école, il faut faire manger les six enfants dans sa cuisine de quelques mètres carrés de l’Ouest lyonnais. Ses filles de 13 et 7 ans et les quatre petits qu’elle garde, âgés de 6 mois à 3 ans. Au pied de la gazinière, le blondinet sur son transat recrache la purée qu’elle lui tend, pendant que l’adolescente se plaint de manquer de rösti. « Prends les miens », répond Christelle N. en coupant le poulet. « Il faut avoir des yeux à 360 degrés et trois bras », sourit l’assistante maternelle en remontant les manches qui trempent dans les carottes râpées. Souvent, elle en oublie de manger.
Depuis sept ans, c’est son tourbillon quotidien. A la rengaine « métro-boulot-dodo », Christelle N. a inventé la sienne : « maman solo-boulot-bobo ». Comme un quart des familles françaises, elle et ses filles forment un « foyer monoparental ». En trente ans, leur nombre a augmenté de 87 %.
Nouvelle priorité du quinquennat présidentiel
Le pays semble pourtant les découvrir, à la faveur de la crise sociale des « gilets jaunes ». En novembre, les mères célibataires – 85 % des familles monoparentales sont menées par des femmes − ont été nombreuses à gagner les ronds-points pour dénoncer leurs difficultés à boucler les fins de mois, au point qu’Emmanuel Macron en a fait une nouvelle priorité de son quinquennat.
A 45 ans, Christelle N. n’était pas de celle-là. « Comment je trouverais le temps de manifester quand aller aux toilettes est déjà un luxe ? », s’interroge t-elle. La mère de famille a suivi « devant son écran » les luttes, qui, selon elle, ont permis de« rappeler qu’on tape toujours sur les mêmes, et que les banques trouvent toujours des moyens d’aider les riches à être plus riches et les pauvres à être plus pauvres ». Mais Christelle N. reste sceptique sur l’évolution du mouvement et la violence qu’il engendre. « Au bout d’un moment, chacun veut tirer la couverture à soi. »
Les CV sont une longue litanie de ces petits boulots sous-payés, majoritairement féminins, qui abîment les corps.
Christelle N. a connu son lot de galères, même si elle a toujours travaillé. Son CV est une longue litanie de ces petits boulots sous-payés, majoritairement féminins, qui abîment les corps : femme de ménage, aide-soignante, serveuse, opératrice téléphonique… Les contrats, quand ils existent, sont prolongés au compte-gouttes.
En 2006, son aînée n’a que quatre jours quand son conjoint la quitte. Lui aussi enchaînait les petits boulots. Pour la première fois, Christelle N. pousse les portes des Restos du cœur. « J’en ai pleuré de honte », dit-elle, le souvenir encore vif de ces fois où elle a failli « [se] jeter d’un pont avec [sa] gamine ». Habituée « à [se] débrouiller seule », elle reprend ses études, pour devenir auxiliaire de puériculture.
Entre-temps, son conjoint est revenu. Pour mieux repartir, quatre mois après la naissance de sa cadette. « Quand on vit la violence psychologique, on est marqué dans sa chair comme au fer rouge », dit-elle pudiquement. Elle aurait « parfois préféré les coups, parce qu’au moins ça peut se voir à l’extérieur ». Christelle N. quitte le Sud pour gagner une banlieue cossue de Lyon, près de sa sœur.
Le sentiment de n’être « jamais à l’abri »
Aujourd’hui, tout est un peu plus stable dans cette vie « à 100 à l’heure », où les journées de travail s’étirent jusqu’à seize heures. Il faut sans cesse s’adapter aux contraintes des parents-employeurs, pour une moyenne aléatoire de 700 euros par enfant gardé. Mais Christelle N. ne se sent « jamais à l’abri » pour autant. Quand un petit trouve une place en crèche ou déménage, quand des familles ne payent pas, « c’est de nouveau l’angoisse ».« Etre maman solo, c’est n’avoir jamais le droit à l’erreur », dit-elle. Malgré deux passages devant la justice, son ex-conjoint ne lui verse pas de pension alimentaire.
Alors Christelle N. ne compte plus que sur sa « capacité à encaisser ». Le soir, elle prend des paniers de repassage pour arrondir les fins de mois. Elle scrute toute dépense : pas de mutuelle tant qu’il n’y a pas d’orthodontie pour les filles, les courses au hard-discount, le shopping sur les sites de seconde main. Surtout, elle paye tout en plusieurs fois, des lunettes de sa cadette aux pneus de la voiture, dont le crédit pèse à hauteur de 250 euros par mois sur le budget.
« Quand on appelle une agence immobilière en disant qu’on est maman solo, on nous raccroche au nez »
La priorité reste le loyer de la maison, qu’elle partage en colocation avec une autre mère seule : 800 euros par tête, 1 000 avec les charges. Mais son amie va déménager bientôt et le propriétaire veut récupérer la maison. « Quand on appelle une agence immobilière en disant qu’on est maman solo, on nous raccroche au nez », raconte-t-elle. Le maire – « quelqu’un de bien, qui fait encore de la politique pour aider les gens » – a fait un courrier pour la soutenir.
Il y a trois mois, les nerfs ont lâché. Elle a dû s’arrêter de travailler une semaine. « Je me bats pour vivre dignement, mais c’est usant d’être toujours dans l’insécurité. » Des amies lui proposent bien parfois de garder ses filles, pour souffler un peu. Mais sortir, c’est encore des frais, et puis pour faire quoi ? « On perd les codes, on ne sait plus aller vers les autres. Dans une conversation d’adulte, je ne trouverais plus les mots, confie-t-elle. Je vis à côté du monde, sans en faire vraiment partie. »
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