Illustration. Photo MYCHELE DANIAU. AFP
Une directrice de crèche raconte son quotidien, et la difficulté croissante à pouvoir bien faire son métier. Elle participera au cortège parisien, ce jeudi, contre une ordonnance en préparation, modifiant les conditions d'accueil.
Le collectif «Pas de bébés à la consigne», qui rassemble des personnels de la petite enfance, appelle à une journée de grève ce jeudi. «Ce que nous craignions est en train de se confirmer», explique la voix fatiguée Birgit Hilpert, l’une des porte-parole, dénonçant «une nouvelle attaque contre le secteur de la petite enfance».
Pour l’instant, le texte qui l’inquiète n’est pas définitif. Il s’agit d’un projet d’ordonnance, dans le cadre de la loi d’août 2018 pour un Etat au service d’une société de confiance (Essoc). «La version que nous avons reçue vendredi dernier est rédigée de façon très floue, mais ne laisse rien présager de bon : ils veulent baisser le taux d’encadrement des enfants, diminuer encore la part de personnel non qualifié, et réduire le nombre de mètre carré par enfant…» A dire vrai, ces mesures ne la surprennent qu’à moitié, tant elles s’inscrivent dans la lignée du décret de 2010 qui avait entraîné une forte mobilisation à l’époque. Voici le témoignage de Laure (1), directrice d’une crèche associative à Paris, qui raconte les changements ces dix dernières années.
«Je suis directrice de crèche depuis le début des années 2000. J’ai vraiment vu l’évolution. La porte a été ouverte au privé, alors que pendant longtemps, les crèches étaient soit municipales soit associatives. On a vu arriver de gros mammouths du privé…. Et l’enfant est devenu un produit derrière un beau discours.
Tout a été chamboulé en 2010 avec le décret de Nadine Morano. On nous impose des taux de remplissage élevés, nous obligeant à «bourrer». Quitte à faire du surbooking. Oui, oui, du surbooking. Pour les enfants, cela veut dire en accepter plus dans la crèche que ce que prévoit l’agrément. Pour les structures de moins de 41 enfants, on a le droit d’inscrire 10% d’enfants en plus. C’est 20% pour les grosses structures…
«Douces violences»
Dans certains secteurs géographiques, on peut vite se retrouver dans une course à l’enfant : il faut trouver des familles pour remplir les trous quand l’un n’est pas là tel matin ou tel après-midi afin de ne pas laisser un berceau vide… Evidemment, cela a des conséquences très concrètes. C’est une surcharge de travail pour les équipes. Des choses toutes bêtes comme devoir changer les draps plusieurs fois dans la journée pour accueillir untel ou untel. Cela enlève aussi des moments de répits, permettant aux professionnelles de donner plus d’attention à un petit groupe. Mais surtout, c’est très déstabilisant pour les enfants. A ces âges-là, ils ont besoin au contraire de stabilité, de moments qui se répètent pour bien grandir et se développer. Tous les travaux de recherche le montrent, les neuroscientifiques dont on parle tant en ce moment le disent tous ! Et on fait l’inverse. On crée les conditions pour qu’il y ait de la maltraitance institutionnelle. Ce qu’on appelle entre nous les douces violences. Ne soyons pas dupes sur ce qui se passe. Concrètement ce sont des enfants qui vont rester plus longtemps avec leur couche pleine, des repas à la va-vite parce qu’il y a plus d’enfants à faire manger. Untel ne mange rien ? Tant pis, pas le temps.
Et puis, comme le mètre carré est cher, eh bien, on va diminuer le besoin de superficie dont on estime qu’un enfant a besoin ! Oui, pourquoi les laisser courir et développer leur motricité ? On peut les tasser, comme pour un élevage de poulets en batterie.
A aucun moment on ne prend l’enfant comme un être humain en construction. Quand ils font journée pleine à la crèche, ils passent plus de temps avec nous qu’avec leur famille. On touche directement les fondements invisibles de ces petits êtres. Je dis invisibles, parce qu’ils ne parlent pas encore et qu’ils n’auront pas de souvenirs conscients. Leur réalité, ils ne peuvent pas la dire en rentrant à la maison, s’exprimer si quelque chose ne va pas. On est dans les âges les plus vulnérables de la vie.
Devant les parents, on est obligé de sourire, de dire que ça va. En tant que directrice, je me bats comme je peux pour que les valeurs auxquelles je crois subsistent. Je veux être garante du bien-être de l’enfant. Mais c’est difficile. De tenir l’équipe, aussi, quand les employés sont payés le smic, avec des temps de transport long et sans reconnaissance sociale. Le turn-over est élevé, forcément. Ça aussi, c’est un changement des décrets Morano et qui va s’accentuer avec les textes en préparation : une partie de l’équipe n’est plus qualifiée comme avant, les exigences et le salaire ont baissé. A présent, on peut avoir des personnes qui ont passé un CAP petite enfance, sans jamais avoir mis les pieds dans une crèche ! Les politiques laissent totalement de côté les besoins de l’enfant. Leur seule logique, c’est de réduire le personnel et le nombre de mètres carrés pour se vanter d’avoir ouvert de nouvelles places. J’en ai marre de cette hypocrisie.»
(1) Le prénom a été changé
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire