Publié dans le magazine Books, juin 2019. Par Jean-Louis de Montesquiou
À la fin du XVIe siècle, l’humaniste flamand Juste Lipse consacre une étude minutieuse au supplice de la crucifixion. Une façon de dénoncer la cruauté de l’espèce humaine.
À l’aube du XVIIe siècle, « le Grand siècle des âmes » selon l’expression de l’écrivain Daniel Rops, le peuple chrétien se préoccupe intensément du Christ. L’originalité de Juste Lipse, un humaniste catholique né dans le duché de Brabant et disciple d’Érasme, c’est de s’intéresser non pas à la vie de Jésus mais à sa mort sur la croix. Mais pourquoi une croix ? Et de quelle forme, précisément ? Pour répondre à ces questions primordiales mais généralement escamotées, Juste Lipse mobilise son immense savoir philologique (sa compétence première) mais aussi philosophique, historique, biologique, clinique et juridique et s’adjoint le talent des graveurs sur bois qui illustrent ses affolantes descriptions.
Qu’était au juste une croix ? Une ou des poutres auxquelles un homme était attaché jusqu’à ce que mort s’ensuive – un supplice phénicien que les Romains avaient adopté avec enthousiasme. Quelle forme avait-elle ? Celle d’un X, d’un T, voire d’une croix latine, mais Lipse inclut dans cette catégorie le poteau en I, soit le pilori ou le pal, et aussi la potence. Comment y était-on fixé ? Généralement par des liens, mais aussi par des clous.
Comme la mort intervenait-elle ? Si le crucifié était cloué, il perdait son sang ; sinon il mourait d’ankylose, de faim et de soif, si le supplice était prévu pour s’étaler sur plusieurs jours, notamment par adjonction d’un repose-pieds permettant au condamné de reprendre ses forces ; les bêtes sauvages et les rapaces pouvaient aussi interférer, voire les spectateurs ; dans certains cas, les soldats postés pour empêcher qu’on décroche les suppliciés hâtaient leur décès par humanité, ou pour éviter d’avoir à passer la nuit à leurs pieds ; Néron faisait en plus brûler vifs les crucifiés ; et parfois, grâce aux croix en X, on en profitait pour les écarteler.
Quelle était la signification de ce supplice ? C’était la peine « ultime », « extrême », « le châtiment le plus cruel entre tous », selon Cicéron. À qui le réservait-on ? Dans le monde romain, c’était une peine infamante destinée aux esclaves, le « châtiment servile » par excellence ; mais des hommes, et parfois même des femmes, libres le subissaient aussi s’ils avaient commis des méfaits extrêmes : brigandage, fausse monnaie, sédition.
Qui pratiquait ce supplice ? Dans l’Antiquité, tout le monde, Romains en tête. Et jusqu’à quand ? Selon Lipse, c’est l’empereur Constantin qui interdisit cette torture vers 320 – mais uniquement dans le contexte légal ; dans le domaine paralégal, la pratique a subsisté beaucoup plus longtemps – jusqu’à nos jours même, si l’on inclut les atrocités commises par l’État islamique en Syrie. Juste Lipse répond à toutes les questions concernant les crucifixions (puisque le mot, nous apprend-il, doit être mis au pluriel), sauf à celle-ci : pourquoi a-t-il entrepris cette terrible nomenclature ? Pourquoi avoir décortiqué et au passage banalisé, la mort sur la croix en suggérant qu’il s’agissait d’une pratique très répandue dans l’Antiquité ?
Certes, Lipse proclame en ouverture que son ouvrage est parfaitement orthodoxe (« Cette minutie ne déplaira pas à celui qui jugera bon de rendre hommage au signe de la croix ») ; et il le conclut sur une célébration de « l’arbre de la résurrection et [du] bois de la vie pour les siècles des siècles ». Amen. Mais, dans l’intervalle, rien ou très peu sur la passion du Christ lui-même : une allusion par-ci, une référence par-là, et la confirmation que Jésus est bien mort sur une croix en forme de croix (la question fait débat : les témoins de Jéhovah, par exemple, soutiennent que le Christ est mort sur un pieu vertical sans poutre transversale).
Juste Lipse s’autorise également une courte incursion sur un terrain beaucoup plus glissant : pourquoi a-t-on donc mis Jésus en croix, vu que le blasphème (le chef d’accusation essentiel invoqué auprès du Grand Prêtre) rendait juste passible de lapidation ? Le recours à l’outrageante crucifixion suggère-t-il que le crime de Jésus était de s’être voulu « roi des Juifs », comme le proclamait le titulus, le panonceau fixé sur la croix, un crime purement politique, donc ? Lipse se garde bien de trancher : « La nature du crime du Christ n’est pas spécifiée, et ce serait en vain, je le crois, qu’on la chercherait à présent. Qu’on s’en rapporte aux théologiens ! »
Juste Lipse, qui sentait un peu le soufre lui-même à cause de quelques allers-retours chez les luthériens, a toutes les raisons d’être prudent. L’exégèse et l’histoire bibliques étaient alors des préoccupations suspectes, susceptibles d’alerter les officines de la Sainte Inquisition qui tournaient encore à plein régime. Il faut donc lire entre les lignes de cet étrange travail, tendre l’oreille à son non-dit. En l’occurrence un plaidoyer discret pour le néostoïcisme, la réconciliation du christianisme avec la philosophie stoïcienne, laquelle a si bien aidé les Anciens à supporter les vicissitudes de l’existence. Lipse n’est pas le premier sur cette piste qu’a aussi empruntée Montaigne. Saint Augustin, Tertullien, Abélard avaient en effet déjà souligné le lien entre la pensée de Socrate, Platon, Sénèque, Épictète et la doctrine chrétienne. On enseignait Épictète dans les monastères médiévaux (en remplaçant les références à Socrate par des références à saint Paul). On avait même fabriqué une fausse correspondance entre Épictète et saint Paul.
Avec ses descriptions du supplice fondateur du christianisme, d’autant plus terrifiantes qu’elles sont froidement factuelles, Lipse dénonce en fait la cruauté congénitale de l’espèce humaine, seule capable d’infliger délibérément à ses membres des souffrances aussi insensées. Il était bien placé pour le savoir, en tant que citoyen des Pays-Bas espagnols ravagés par la guerre de Quatre-Vingts Ans et la répression implacable menée par le duc d’Albe. Par deux fois il avait tout perdu et avait dû fuir précipitamment. Il savait par constat direct que les douleurs infligées au nom du Christ étaient aussi terribles que celles que lui-même avait subies sur sa croix.
C’est pourquoi Lipse porte aux nues l’empereur Constantin, « ce grand chrétien [qui fit] disparaître la crucifixion des affaires humaines ou, à tout le moins, des affaires romaines ». Mais à la fin du XVIe siècle, pas le moindre nouveau Constantin en vue. Face à la dureté des temps et des gens, Lipse suggère d’imiter l’Antiquité en recourant à la Constantia (titre de son ouvrage majeur, publié en 1583 1 ), voie privilégiée vers la Sapientia et donc la Tranquilitatem et la Quietem – et surtout palliatif à l’inévitable Dolor. Faute de pouvoir éradiquer la souffrance et les supplices, on peut tenter de les désactiver mentalement. Ce qui au passage permet de réconcilier les gens avec leur condition, notamment politique – un grand avantage du point de vue de Lipse, qui considère qu’il n’y a rien de pire que le désordre public et la guerre civile. D’ailleurs, le siège du Conseil européen à Bruxelles s’appelle opportunément le bâtiment Juste-Lipse.
Notes
1. La Constance (Classiques Garnier, 2016).
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