Travailleur social dans la préfecture du Val-de-Marne, Jean-Michel Landon a photographié deux quartiers populaires de la ville. Son travail rend compte des rêves, du désœuvrement et des rires qui s’y déroulent jour et nuit.
Sur une photo, il y a un canapé dans une petite allée, accolé à un mur tagué aux allures de visage croûté. Une nuit d’été, Jean-Michel («Jimmy») Landon les a shootés en noir et blanc. Des jeunes l’avaient récupéré on ne sait où et s’y sont assis, un temps, parce qu’il rendait le squat plus moelleux. Des aînés ont fini par les convaincre que c’était une connerie. Pour leur image - ça attire l’attention, en mal, des voisins et des flics - et pour tout le reste, à commencer par les mites et les cafards qui se baladaient paisiblement sur le meuble.
De 2012 à 2018, Jimmy, 41 ans, a immortalisé des dizaines de lieux et de visages de deux quartiers populaires de Créteil.
Les Sablières, d’abord : travailleur social sur zone quinze ans durant, il a pris son appareil quelques mois après l’officialisation de sa démolition - achevée en 2017. «Il fallait transmettre la mémoire d’une cité à part. Ici, on était dans la définition même du quartier chaud : les institutions avaient un mal fou à entrer et travailler. Ce qui a créé un univers et une mentalité très particuliers. En bien, comme en mal.» A la fin des années 70, des jeunes, filmés dans un documentaire, déploraient déjà la réputation cabossée du territoire enclavé et paupérisé, surnommé le «Petit Chicago». L’Echat, ensuite : des tours, près du métro, de l’hôpital et du rectorat du Val-de-Marne, où les propriétaires coexistent avec des locataires en HLM. Le lieu renvoie à tout ce que l’imagination permet de supposer au premier coup d’œil, excepté au ghetto. Il n’empêche : les clichés et leur auteur, qui y mène des actions citoyennes depuis plus d’un an, racontent une histoire de galère circulaire - et invisible pour qui ne fait que passer - pour une trentaine de jeunes de ce coin-ci de la ville : le squat, la fumette, l’échec scolaire, la taule.
Jean-Michel Landon a vécu quatre décennies à Créteil et compilé une cinquantaine de photos dans un livre autoédité, Une aventure inattendue. On l’a rencontré une première fois après l’avoir entraperçu en noir et blanc sur Facebook. En décembre, le quadra avait posté une vidéo dans laquelle il conseillait vivement aux jeunes de cités de ne pas se joindre aux mouvements des gilets jaunes. Par peur qu’ils deviennent boucs émissaires des débordements et que le débat économique dérive un beau matin sur les banlieues. La seconde fois, il a évoqué les coulisses de ses clichés, résultat de six ans de boulot : «Je ne suis pas un professionnel de la photo, juste un passionné.» Ils dépeignent la routine de deux quartiers situés à une quinzaine de minutes de la capitale. «Je voulais montrer les côtés les moins durs des Sablières et faire l’inverse pour l’Echat, dont on croit qu’il est préservé à cause de sa proximité avec le métro et sa propreté d’apparence.» On lui a fait commenter quatre scènes.
5 mars 2017, à l’Echat. Chicha de nuit
«C’était la première nuit que je passais avec les jeunes. Dans un hall, très tard, un espace confiné propice à une parole différente. Au milieu de la fumée, jusqu’à 4 ou 5 heures du matin, tu apprends sur ces gars ce que tu ne pourrais jamais apprendre à une heure moins avancée. La nuit change le rapport au temps, aux mots. De l’extérieur, on fantasme beaucoup ce qui s’y dit. Souvent, le fil directeur est une projection sur l’après - comment ils se voient dans cinq ou dix ans. Quel boulot, quelle femme…
«Cette fois-là, j’avais vraiment été frappé par la force de la mélancolie et du désarroi. A Créteil, certains jeunes de 17 ou 18 ans parlent déjà comme si leur vie était foutue : ils commencent à peine la leur et me disent de me concentrer sur la génération d’après. Les réseaux sociaux ont amené une dimension supplémentaire dans la façon de squatter les halls : les jeunes se filment et envoient ça sur Snapchat. Toutes les séquences, quels que soient les villes et les halls, se ressemblent si l’on regarde bien. Je me dis que ça les conforte dans une idée dangereuse : c’est partout pareil, donc on continue, tout est normal. Ils se rassurent. Alors que non, ce n’est pas partout pareil. Le squat… Je pose les choses très simplement, sans moraliser, parce que j’ai connu ça. Sauf qu’il y avait une différence : on attendait que la vie de la cité s’arrête pour investir un hall. Là, certains commencent à bloquer à 18 heures, quand les voisins rentrent du boulot. Ils me disent qu’ils tuent le temps, je réponds : "Vous tuez le temps ?" "Tuer"… Ce verbe en dit long sur ce qu’ils sont en train de faire. Il n’y a pas de bonne manière de tuer le temps, on ne le rattrape pas - le hall ne sera jamais une maison. On blâme les parents là-dessus, mais les problèmes sont très complexes, imbriqués les uns dans les autres. Il y a des gamins très bien élevés qui dérivent. Est-ce que tous les acteurs font leur boulot ? A l’échelle des familles, tout part d’un constat simple : beaucoup de mères et de pères ignorent sincèrement ce qui se joue dans la rue. Ils pensent qu’un gamin est toujours mieux dans un hall avec ses potes qu’ailleurs. Que tout le monde se connaît, que tout ira bien. Sans savoir à quel point ça va très vite de se retrouver dans l’engrenage…»
17 juillet 2017, à l’Echat. Le bus
«Ils venaient de se faire une teinture. Tu vois ceux qui se tournent vers le bus ? C’est tout un jeu de regards (rires).Ce que l’on ne voit pas sur la photo, c’est le feu juste en face. Quand les jeunes viennent ici, ils regardent s’il y a, dans le bus qui s’arrête, des filles qui leur plaisent. Certains d’entre eux sont très doués. Un jour, j’en ai vu un courir jusqu’à l’arrêt d’après - à une soixantaine de mètres - pour rattraper une fille. Il arrive que ce genre de coup réussisse et que des nanas descendent… C’est des délires de jeunesse.
«L’Echat est un lieu très particulier. Une montée, une descente, une allée… Un hall squatté à partir de 18 heures jusqu’au bout de la nuit, qui rend fou les habitants concernés - à raison - et cette réponse des jeunes en partie vraie : "Il n’y a pas d’autre endroit où aller." Les espaces d’écoute manquent. Depuis un an et demi, je remarque des problématiques urgentes, qui vont de l’addiction - je mets la chicha dedans, qu’ils commencent à fumer ado et qui les bousille - aux rivalités de bandes, en passant par l’incarcération. La gentrification du lieu est une chose. Mais les changements ne peuvent se faire sans pédagogie. On parle ici et là de mixité. Mais que fait-on pour permettre la coexistence entre deux populations socialement et économiquement différentes, qui sont chacune légitimes dans le quartier ? Il n’y a pas de lieu pour les faire dialoguer, se rencontrer. Tout passe désormais par les non-dits, les conflits et les coups de fil à la police.»
28 octobre 2013, aux Sablières. La flaque d'eau
«Cet enfant-là pouvait sauter une flaque d’eau 50, 100 fois dans la matinée. Cette photo raconte comment un no man’s land - le décor était glauque - peut favoriser l’imagination. Les gamins savent s’amuser avec un rien. Il arrivait qu’aux Sablières, des petits construisent des cabanes dans un coin du quartier. C’était leur endroit, leur univers qu’il fallait respecter. Le quartier, qui était devenu un ghetto, a été démoli et renommé, mais on continue de dire "je viens des Sablières" avec la fierté de faire partie d’une histoire. Quand j’étais jeune et que je disais "Créteil" en vacances, les gens qui connaissaient un peu le coin me répondaient d’emblée "Les Sablières".C’était un vrai village, où "les Gaulois" étaient filles et fils d’immigrés.
«Il y a des anecdotes tristes, joyeuses, violentes, folles, inclassables. Je me souviens que des jeunes squattaient devant la loge du gardien. Il y avait un arbre, qu’ils s’étaient complètement appropriés, au point de faire des tractions sur une branche. Le pauvre était devenu fou. Un jour, il est sorti. Et il a scié la branche. L’une des particularités des ghettos est d’accueillir, avec le temps, des populations encore plus en difficulté que ceux qui y vivent déjà. Des nouveaux problèmes se superposent à d’autres non résolus ou en cours de résolution. Et ça donne quoi ? L’enfant de la photo… Il y a quelques années, je lui ai laissé mon appareil une journée. En le récupérant, j’ai vu des clichés que j’ai trouvés très, très forts. Je lui ai créé une page Facebook dans la foulée pour les mettre en ligne. Après ça, un type en Suède lui a envoyé un appareil pour qu’il puisse continuer la photographie - on avait lancé un appel. Il en fait toujours. Discrètement, mais il continue.»
20 août 2016, aux Sablières. Aquaboulevard
«Des bénévoles, qui venaient dans le quartier pour donner un coup de main, ne comprenaient pas toujours : "Oh, c’est quoi ça ?" Ici, c’était normal. Piscine gonflable en face de l’immeuble et chicha : c’est comme ça que les gens se débrouillaient l’été quand ils ne partaient pas. L’un des enjeux ici, pour nous, travailleurs sociaux, a été de faire "bouger" les gamins et les jeunes de la cité : tant que tu ne vois pas autre chose, tu n’as aucun point de comparaison ni aucun recul sur l’endroit où tu vis. Les gens de ma génération allaient beaucoup plus sur Paris que ceux d’aujourd’hui, qui se recroquevillent sur le quartier et ses environs - je ne crois pas que ça ne soit qu’une impression.
«Créteil est concerné par le Grand Paris, tu vois ça affiché partout, mais un jour un jeune m’a dit : "Ici, ce ne sera jamais Paris." Drôle de fracture, qu’il faut interroger et qui prouve que les habitants des quartiers ont énormément de choses à raconter sur leur environnement. Aux Sablières, il y avait un système d’entraide qui concernait aussi les vacances : une caisse commune était parfois mise en place par des jeunes pour permettre à toute la bande de potes de partir. C’était un vrai village, qui avait mis en place ses propres systèmes pour pallier les manques. L’idée était ancrée : on est à part. Une famille est à la rue ? Des types ouvraient un appartement pour les héberger. Il était inconcevable de laisser des voisins dans la misère. Les Sablières ont développé quelque chose qui dépasse le lieu. Il y avait une mentalité spécifique, un esprit très particulier avec un sentiment partagé de devoir s’organiser par soi-même. C’était très compliqué d’entrer ici quand on n’y a aucune attache. La réputation historique a beaucoup joué sur la façon dont les habitants se représentaient les autres et vice versa. Mais l’architecture aussi : pendant longtemps, ce quartier, avec ses deux longues barres d’immeubles, avait des allures de forteresse.»
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