En 2017, 27 500 sans-abri ont pu disposer de nouveau d’un toit, souvent grâce aux associations.
La rue n’est une place pour personne. Chaque année, des milliers de femmes et d’hommes qui y ont galéré durant un temps plus ou moins long finissent par retrouver un toit et une vie presque normale. En 2017, ils étaient ainsi 27 500 à emménager, souvent avec le soutien d’associations, dans un logement social et à disposer enfin d’un espace à soi, sécurisé, premier pas indispensable au retour à une existence sociale quasi insérée. Las. Cette vie d’après la rue n’est cependant pas simple car l’expérience, même si elle a été de courte durée, marque à jamais.
Kevin Petit, 23 ans, y est resté deux mois, en février et mars 2017. A la suite d’une rupture brutale avec sa « copine », il a erré dans les rues de Lille, dormant ou plutôt s’assoupissant dans le métro sans jamais vraiment trouver le repos : « J’ai appris beaucoup de choses. D’abord, à supporter le regard des passants qui ne te calculent pas, qui te méprisent : tu te sens une poubelle ! Ensuite, qu’il y a beaucoup de choses dont on peut se passer, la télé, la voiture, la box… La rue m’a purgé. Mais aussi qu’on ne peut compter que sur soi-même, qu’il faut avoir un moral d’acier pour ne pas se laisser aller. »
Son frère l’a finalement hébergé et mis en contact avec le Collectif des SDF de Lille qui l’a non seulement relogé rapidement en colocation, mais aussi embauché dans le cadre du service civique comme permanent de l’équipe des maraudes. « J’adore ce boulot, j’adore partager et je sais parler avec ceux que nous rencontrons. » C’est l’esprit de cette association, fondée en 2011 par deux anciens sans-abri, Gilbert Pinteau et Dominique Calonne, de réinvestir ce qui a été vécu comme une expérience difficile, en savoir-faire auprès des autres. Ils appellent cela « la pair-aidance ».
Retrouver un rythme
Le collectif lillois a, en sept ans, déjà permis le relogement de 400 personnes en location, dans le parc privé, par des annonces sur le site Leboncoin. « Il faut se réhabituer à la vie en appartement, réapprendre à faire ses courses, la cuisine, la vaisselle, gérer un budget, payer des factures, alors que le RSA, versé le 8 du mois, est entièrement dépensé le 15, explique Gilbert Pinteau. Surtout que c’est à ce moment-là, dès qu’on a une adresse, que l’Etat, les sociétés de service et de transport vous retrouvent et vous demandent de payer les dettes et amendes en souffrance… »
Christian Page, 55 ans, ancien sommelier et très médiatique, avec ses 32 000 « followers » sur Twitter a raconté dans un livre, Belleville au cœur, ses trois ans et demi de rue, du 17 avril 2015 au 6 août 2018. Vivre dehors fait perdre la notion du temps, mais les dates de basculement d’un monde à l’autre restent gravées.
« Le 6 août 2018, le téléphone, qui est mon lien avec le monde, mon compagnon, a sonné. C’était mon référent social qui m’annonçait qu’il y avait une place pour moi, dans un centre Emmaüs, près de la mairie de Clichy [Hauts-de-Seine]. En deux heures, j’avais une chambre refaite à neuf, avec une kitchenette, un petit frigo, et surtout ma clef, mon badge, raconte-t-il en les faisant tinter dans sa poche. Aujourd’hui, en une demi-heure, je suis douché, habillé de fringues propres, j’ai pris mon café… Ça change tout, j’ai du temps. Et surtout, j’ai pu poser mon sac, qui pesait 20 kg l’hiver et 10 kg l’été… »
Six mois plus tard, Christian Page n’a pas encore trouvé un rythme tout à fait régulier. Ses nuits restent difficiles et il se lève toujours à 5 heures du matin, pour grignoter. « A la rue, on mange ce qu’on peut, n’importe quoi, n’importe quand. » Il n’a, en outre, pas coupé avec son ancienne vie et retourne sans cesse arpenter Belleville et la place Sainte-Marthe, dans le 10e arrondissement de Paris, où il retrouve des copains de galère. « Lorsque je retirerai mon bandana, c’est que j’aurai retrouvé une vie normale », dit-il.
Vivre entre quatre murs
Vivre entre quatre murs, après des mois dehors, peut être ressenti comme un enfermement, une perte de liberté, une solitude imposée qui explique que certains relogés alternent séjours dehors et dedans. Sarah Yass, 26 ans, a déjà passé sept années en errance depuis son départ du domicile familial, « le 11 septembre 2011, je m’en rappelle très bien, c’était le lendemain de mes 19 ans… », raconte-t-elle. L’association Itinérances, du groupe Aurore, l’a, « en 2015 ou 2016, je ne sais plus très bien », accueillie quelques mois avec son compagnon de l’époque et leur chien, dans une chambre dite « à haute tolérance », c’est-à-dire avec le moins de contraintes possibles, octroyée par périodes de six mois, renouvelables.
« Les trois premières nuits ont été horribles, se souvient-elle. Au chaud, dans une petite chambre, j’ai eu une crise d’angoisse. J’étais mal sur un matelas. Il faut réapprendre à vivre et ça prend du temps. Le passage de la maison à la rue est violent, mais l’inverse aussi. » Elle s’explique : « Les travailleurs sociaux, qui ont été géniaux, voulaient que, très vite, nous fassions notre curriculum, nous cherchions un emploi… C’est trop rapide. Ils ont fini par nous foutre dehors, à la veille de l’hiver, sans doute pour faire de la place à d’autres, et on l’a très mal vécu. »
Une tentative de retour au foyer maternel, où elle a, durant un an, préparé et réussi son concours d’entrée à l’école d’infirmières, ne l’a pas empêchée de revenir à la rue. Sarah Yass milite aujourd’hui pour l’ouverture de lieux réservés aux femmes SDF, souvent victimes d’agressions, et soutient avec énergie la pétition « Des centres d’accueil pour mettre les femmes SDF en sécurité ».
Renouer avec sa famille
Alain Derval, 65 ans, mène désormais une vie de retraité paisible, dans son antre, un studio de 32 mètres carrés qu’il loue, depuis 2005, dans le 19e arrondissement de Paris, et dont les murs sont tapissés de ses dessins. « Ici, c’est fabuleux, j’ai beaucoup de chance, s’étonne-t-il encore. J’ai acheté une grande table pour recevoir jusqu’à six personnes, mes filles, leurs conjoints, mes petits-enfants, mes neveux… » Renouer avec sa famille est un signe de la sérénité retrouvée.
Ancien cadre d’une société de transport, Alain Derval avait, après une rupture avec sa femme, en 1998, insensiblement glissé vers la précarité et l’alcoolisme. Le patron du bistrot où il passait toutes ses soirées lui a proposé sa cave comme abri, un service mais aussi un piège où il a passé sept ans. « Le matin je partais au travail ; le soir, je retrouvais mes copains et dépensais tout mon argent en alcool et en tabac. Après la fermeture, je composais le code de l’immeuble et je descendais au sous-sol. Je menais apparemment une vie normale. J’avais caché tout cela à ma famille et mes filles prenaient, peu à peu, leurs distances. »
En mai 2001, un grave accident cardiaque le mène à l’hôpital où il reste des mois. A sa sortie, il est soutenu par plusieurs associations qui l’aident à retrouver un hébergement, puis une colocation. Sollicité pour témoigner dans un reportage télévisé et devinant que sa famille le reconnaîtrait, il prend les devants et appelle tout le monde pour révéler son parcours. « Ce sont les Petits Frères des pauvres qui m’ont remis sur les rails, m’ont aidé à trouver ce logement, m’ont conseillé des médecins pour me désintoxiquer, m’ont emmené en vacances dans le Sud où j’ai pu passer un week-end avec mes filles… C’était merveilleux. » Retisser le lien familial, c’est le projet enfoui de tout SDF.
Pour sortir de la rue, il faut le vouloir, être prêt : « Certains ne veulent rien, ils sont antisystème. Nous respectons leur liberté mais on ne peut vraiment aider qu’un projet », résume Mustapha Djellouli, du pôle accompagnement social des Petits Frères des pauvres.
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