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vendredi 9 novembre 2018

Roms : l'intégration entravée

A La Courneuve, en 2016, dans le «platz», un campement qui habite quelque 300 Roms.
A La Courneuve, en 2016, dans le «platz», un campement qui habite quelque 300 Roms. Photo Denis Allard. Réa pour Libération

Selon un discours politique récurrent, les Roms n'auraient pas la volonté de s'intégrer dans la société française. Mais que se passe-t-il lorsqu'ils entreprennent toutes les démarches pour y arriver ?

Tribune. «Décidément, ces gens ne veulent pas s’intégrer !» En termes légèrement différents, mais très proches sur le fond, un ancien Président et un ancien Premier ministre ont pensé exprimer le sentiment des Français sur l’incapacité présumée des Roms à s’intégrer en France et sur la nécessité, par conséquent, de renvoyer ces gens chez eux. Trois petites histoires réelles et très récentes.

Se battre pour l’école

Une famille. Deux parents et deux enfants (8 et 6 ans). Ils sont déjà venus en France, ils se sont essayés, ont échoué, ils sont repartis en Roumanie, puis ont tenté leur chance en Angleterre. Mais finalement, ayant aussi une partie de leurs proches en France, ils y sont revenus avec la ferme volonté de «jouer le jeu de l’intégration». Pas comme à leur premier séjour en tentant de vivre dans les interstices de la société mais, vraiment, en faisant «tout comme il faut». Très vite, ils obtiennent une domiciliation (adresse postale administrative qui permet de recevoir des courriers officiels et de démarrer toutes démarches), et, pendant qu’ils dorment dans la rue, ils font héberger les enfants chez des parents.
Puis ils se lancent dans les vaccinations obligatoires pour s’inscrire à l’école (sans couverture sociale, le coût des 11 vaccins nécessaires est de… 420 euros, sans compter le rappel qu’il faudra faire ensuite mais pour lequel ils espèrent alors être couverts par l’aide médicale d’Etat) grâce à une association. Accompagnés par un bénévole, ils vont alors à la mairie du XVIIIe arrondissement à Paris, dont relève leur domiciliation. Hésitation et tentative de les dissuader d’inscrire là leurs enfants à l’école : «Votre adresse ne correspond qu’à votre courrier mais pas à votre lieu de vie, cela ne sert donc à rien de mettre vos enfants à l’école dans ce quartier.» Certes, mais comme, alors, ils n’ont aucun réel lieu de vie, se contentant de camper dans tel ou tel quartier au gré de la bienveillance ou non des riverains et de la police locale, que faire ? Finalement, l’employée se laisse convaincre et les enfants démarrent l’école fin mai. Avec joie et assiduité.
Mi-juin, la famille, après plusieurs hébergements de quelques jours aux quatre coins de l’Ile-de-France, obtient un hôtel stable à Chilly-Mazarin (Essonne). De Chilly à la porte de Clignancourt, où sont les écoles des deux enfants, la route est longue et les transports calamiteux : plus d’une heure et demie dans chaque sens. Pourtant la famille s’accroche jusqu’aux vacances et les enfants, assez épuisés par ces longs trajets, continuent d’aller à l’école. Mais pour la rentrée la famille voudrait changer d’école et que les enfants soient, comme tous les enfants du primaire public en France, proches de leur domicile. Normalement, ce n’est pas très compliqué : il suffit d’aller dans la nouvelle mairie et de demander un transfert. Sauf que, là, le maire a donné à ses équipes consigne de refuser tout enfant habitant dans un certain hôtel social où, justement, se trouve cette famille. L’employée reconnaît qu’un enfant venu de n’importe où ailleurs dans la ville aurait une place. Pas ceux-ci. Mais «pas de problème, ils pourront aller à Massy-Palaiseau [communes voisines de Chilly-Mazarin, ndlr] ; ce sera la recommandation de l’Education nationale». Et de fait, malgré les multiples interventions (auprès du Défenseur des droits, articles dans Libération ou dans l’Humanité…), rien n’y fait : les enfants iront à Massy (après tout, c’est moins loin que Clignancourt, donc tout va bien !) et le maire de Chilly aura sauvé ses écoles de cette «population inassimilable». Reste une inconnue : quel sera le tarif cantine des enfants ? Enfant défavorisé de Massy (environ 0,30 € par repas) ou tarif extérieur à la commune (plus de 7 € par repas) ?

Se battre pour un compte en banque

Une jeune femme cherche du travail. Elle ne veut plus des travaux au noir. Elle ne veut plus chercher, la nuit, des vêtements dans les poubelles qu’elle choisit, nettoie et revend au poids sur tel marché aux puces. Elle veut un vrai travail, déclaré. Mais pour cela, entre autres choses, il lui faut un compte bancaire, seul moyen de se faire payer par virement ou par chèque. Elle va à la Poste, les autres banques refusant habituellement le «type de population» auquel elle appartient et que démontrent tant son allure que son lieu d’habitat (un hôtel social). Affable, le guichetier refuse pourtant son dossier. Normalement, pour ouvrir un compte, il suffit d’un élément de domicile (quittance, facture gaz ou électricité…) ou d’une attestation de domiciliation, et d’une pièce d’identité. Mais en 2014, la Banque de France a obtenu que, pour ouvrir un compte, la pièce d’identité fournie soit pourvue d’une signature. Décision d’apparence anodine qui, en fait, interdisait à tout Roumain d’ouvrir un compte : en effet, la Roumanie, seule en Europe, réalise des cartes d’identité cryptées, parfaitement valides et acceptées par les polices de toute l’Europe… mais non signées. Certes, les passeports, eux, sont signés et donc sont présentables aux guichets des banques. Seulement, comme chez nous, le passeport est beaucoup plus cher que la carte d’identité et comme celle-ci suffit pour se déplacer en Europe, pratiquement personne n’a de passeport. D’où la «justification» du refus d’ouverture du compte.
Sauf que ! Sauf qu’en mai 2015, le Défenseur des droits, saisi par des associations, a vertement critiqué cette réglementation interdisant la prise en compte de cartes d’identité roumaines et a obtenu du gouvernement l’arrêté du 31 juillet 2015 annulant cette disposition. Il a fallu qu’un bénévole accompagne cette jeune femme au guichet, laisse copie de la décision du Défenseur des droits et de l’arrêté du gouvernement. Il a fallu que le guichetier transmette tout ceci à son supérieur hiérarchique. Il a fallu plus d’une semaine de réflexion à celui-ci pour finalement accepter (du moins à son niveau) l’ouverture du compte. Mais, après cela, l’autre guichetier, à qui a été transmis le dossier pour son traitement opérationnel, a mis en garde la jeune femme en lui indiquant qu’avec sa pièce d’identité, elle ne pourrait jamais tirer d’argent et il a fallu laisser un nouveau jeu de copies des textes. Tout cela pour un simple compte sur livret qui a deux «charmes» : l’argent versé à un moment t n’est récupérable que quinze jours après (imaginez donc que vous devez attendre quinze jours avant de toucher votre salaire après son versement par votre employeur) et il n’y a ni chèque ni carte de paiement, juste la possibilité de retirer au guichet. Aucun compte «normal» n’est accessible à cette clientèle alors qu’on sait pourtant éviter à peu près tout risque en étant capable de bloquer les seuls retraits et dépenses à l’argent disponible sur le compte…

Se battre pour se former

Dernière histoire. La préfecture d’Ile-de-France organise depuis quelque temps déjà des stages rémunérés de formation au français et, en même temps, à une orientation professionnelle. C’est bien pensé et efficace. Mais c’est difficile d’accès car le candidat doit avoir une domiciliation, un compte bancaire et être inscrit au Pôle Emploi, toutes sortes de démarches qui tiennent un peu du parcours du combattant comme le montre le simple exemple du compte bancaire. Deux personnes repérées par une association active sur un bidonville de Seine-Saint-Denis se lancent dans l’aventure. Se tenir à des horaires rigoureux quand, habituellement, on travaille dur mais à son rythme, retourner sur des bancs d’école quand on n’y a guère été que cinq ou six ans (dans les bons cas), être le plus impeccable possible quand, sur le bidonville, il n’y a pas d’eau et plus souvent de la boue dès qu’il pleut un peu… Tout cela est rude et pourtant les deux candidats (un homme et une femme) se cramponnent et tiennent le coup, plutôt fiers de ce qu’ils arrivent à faire.
Et tout à coup, tout est remis en question : leur bidonville va être expulsé. Les services de l’Etat ne se sont guère engagés par rapport à l’hébergement des personnes expulsées mais ont assuré que, a priori, ces deux personnes et leurs familles auraient de bonnes chances d’avoir un hôtel. Le jour J, les deux familles attendent donc, assez inquiètes. Il y a deux chambres réservées, il y a deux familles, cela devrait donc bien se passer pour celles-ci, les quelque 25 autres familles semblant exclues d’emblée. Mais non. Le suspense est entier, en effet, il s’agit de savoir si certains ne sont pas particulièrement fragiles et donc prioritaires. L’une des deux familles est composée du père (l’un des deux stagiaires), de sa femme enceinte de huit mois et demi et de deux petits garçons (4 et 2 ans) ; très vite, on leur dit qu’ils cumulent stage et fragilité (maternité imminente) et auront donc l’une des chambres. La situation de l’autre famille est plus délicate : la femme (l’autre stagiaire) n’a pas d’enfants et n’est pas enceinte, et son mari est en bonne forme. Or il y a plusieurs jeunes femmes avec de petits bébés qui attendent aussi. Qui choisir ? Tel tente de se défausser et de demander aux bénévoles présents de faire le choix. Mais, coup de théâtre : les deux chambres n’ont que trois places. La première famille ne peut donc s’y rendre puisqu’ils sont quatre. On tente d’argumenter, de dire que deux petits de 4 et 2 ans tiennent facilement dans un lit, rien à faire. Qui bloque ? L’administration, le 115 ou l’hôtelier ? On ne sait mais soudain la question ne se pose plus : la chambre a été rendue. Très vite, tout bouge alors : la jeune stagiaire et son mari sont affectés à l’autre chambre et tous les autres sont priés de partir et de se débrouiller. Tous… y compris la famille du stagiaire avec femme enceinte.
Soudainement, ils ne sont plus fragiles du tout : on aura considéré beaucoup plus préoccupant de mettre deux enfants petits dans un même lit que de renvoyer tout le monde à la rue ; on aura d’un coup accepté que l’investissement lourd que représente cette formation pour la personne, pour l’Etat et aussi pour les bénévoles qui accompagnent cette personne soit comme jeté à la poubelle ! Pire : on aura comme voulu montrer aux autres, à tous ceux qui hésitent à s’investir dans de telles formations, combien c’est absurde, inefficace et finalement beaucoup de temps et d’énergie perdus ; on aura prouvé avec talent que, décidément, ici comme au pays, il ne faut rien attendre des «gadjos» (tous les non-Roms) mais juste se débrouiller tout seul… Car il fallait voir la colère et la honte du stagiaire ainsi bafoué devant tous ; il fallait le voir prêt à déchirer son contrat de stage… Et pendant ce temps, la jeune femme, elle, se rendait avec son mari bien loin, dans son hôtel. Le chemin étant compliqué, une bénévole les a accompagnés ; elle a bien fait, car il n’y avait pas de chambre réservée à leur nom ! Il a fallu plusieurs heures, de nombreux mails et appels téléphoniques, y compris à haut niveau, pour que la situation des deux familles se résolve et que, enfin, le soir, après beaucoup d’angoisses et des trajets impossibles, elles finissent dans un lit.
Mais, deux jours après, la jeune femme et son mari sont avisés par leur hôtelier qu’ils doivent partir dans deux heures. Nouvelles angoisses, cours encore manqué pour se préparer au départ (et il semble que les jours manqués ne soient pas payés, alors que, bien sûr, il s’agit de cas de force majeure et pas de paresse), nouveaux appels téléphoniques pour découvrir que, mais non, c’est juste une erreur ! Pourtant trois jours après, cela recommence et, cette fois, ce sont les deux familles qui sont menacées ; en fait, non, on leur demande «juste» d’appeler le 115, sans aucune priorité… et donc, a priori, sans aucune chance d’obtenir à nouveau une chambre (si tant est qu’ils parviennent à joindre le 115). Là encore, après de très nombreuses interventions, l’affaire se réglera au moins pour deux semaines pour les uns et cinq semaines pour les autres. Peut-être pourront-ils plus sereinement achever leur stage ?
Tous ne manifestent pas une telle envie de s’intégrer, d’ouvrir un compte bancaire pour travailler et être payé et vivre ainsi «normalement» ; pour inscrire leurs enfants à l’école ; pour se former, pouvoir travailler «comme tout le monde» et un jour avoir un «vrai» logement. Certes. Mais pensons à l’exemple désastreux que ces trois cas survenus en moins de quinze jours peuvent donner à leurs proches. Pensons aussi à leurs enfants : les parents baissent l’échine et acceptent (douloureusement) ces traitements ou s’en échappent en vivant en marge de la société ; les enfants, eux, vivent l’humiliation de leurs parents, ils la ressentent violemment. Je vois les yeux de ces enfants. Je vois leurs poings serrés et je pense qu’il faudra beaucoup pour que nous nous fassions pardonner nos incohérences et nos lâchetés.

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